Un verset du psaume 8 pourrait bien traduire le fil conducteur des lectures de ce matin. « Qu’est-ce donc l’homme que tu penses à lui ? Oui, chers amis, que représente l’homme pour Dieu ?
La première lecture, tirée du livre d’Isaïe, nous renvoie une fois encore du côté du peuple d’Israël, face aux angoisses qui n’ont de cesse de le tenailler. Sa vie, sa survie même, est en péril et le prophète dénonce à temps et à contre-temps ses infidélités qui l’auraient conduit à sa ruine, tout en annonçant des temps nouveaux.
« Soyez forts, ne craignez pas !», lisons-nous. Un appel à l’espérance donc, assorti toutefois de termes bien étranges : « Voici votre Dieu, c’est la vengeance qui vient, la revanche de Dieu ». De quelle vengeance s’agit-il ? Le terme hébreu vient d’une racine qui signifie : souffler, venger, sauver, sens qui s’éclairent l’un l’autre. Ainsi la vengeance divine relèverait d’un souffle -le souffle créateur ou recréateur ?- et serait assortie d’une promesse de salut : que la vie reprenne le dessus, qu’elle triomphe du mal.
La vengeance de Dieu a pour nom miséricorde. Elle vient d’un retournement dont il a le secret : « Car Moi je suis Dieu et pas homme », peut-on lire chez Osée. Sa vengeance, c’est son amour plus fort que la colère d’avoir été délaissé pour des idoles et trahi par un comportement fait d’hypocrisies et d’injustices ; c’est un pardon dans toute la force du terme, où la relation est restaurée et l’avenir à nouveau ouvert ; c’est sa fidélité qu’il garde à tout jamais, selon les mots du psaume chanté ce matin.
Fort de cette reconnaissance d’un Dieu qui revient de sa colère et ouvre à nouveau son cœur à Israël, le prophète soulève une espérance sans pareille : « Alors se dessilleront les yeux des aveugles, et s’ouvriront les oreilles des sourds. Alors le boiteux bondira comme un cerf, et la bouche du muet criera de joie ; l’eau jaillira dans le désert… »
Langage poétique, merveilleux, pour dire que la vie peut surgir à nouveau, contre toute attente, et que le Seigneur en est la source. Il veut la vie, la santé, la joie pour ceux qu’il aime, mais… dans la justice, ce que clame le psaume de louange de ce jour. « Le Seigneur fait justice aux opprimés ; aux affamés, il donne le pain ; il délie les enchaînés… »
Une phrase d’Albert Camus m’a toujours accompagnée. Parlant du bonheur, il disait, je cite de mémoire : « Il n’y a pas de honte à être heureux, mais bien à vouloir être heureux tout seul ». C’est, dit autrement, un peu ce qu’on lit dans la lettre de saint Jacques : « n’ayez aucune partialité entre les personnes. » Dieu aime tous les hommes, mais rejette le riche qui se montre discriminant et humiliant face aux pauvres.
L’extrait de Marc lu ce matin s’inscrit dans cette ligne. Ce qui m’a frappée, c’est, d’une part, que nous sommes en Décapole c’est-à-dire en territoire païen, j’y vois donc une ouverture, tous les hommes sont concernés par la Bonne Nouvelle qu’est l’Evangile ; et, d’autre part, que ce n’est pas l’homme atteint de surdité lui-même qui vient trouver Jésus, mais « des gens », qui sortent justement de leur confort de pouvoir entendre et parler. Ils ont pitié de cet homme déshumanisé parce qu’exclu par son handicap du jeu social et de toute communication. Ils intercèdent pour lui et vont même supplier Jésus de « mettre la main sur lui », je comprends de le guérir. C’est beau, cette chaîne de solidarité autour de cet homme, comme on en voit parfois autour d’un malade ou au moment d’une catastrophe, une force nourrie de fraternité.
Jésus est sensible à la demande de la foule, mais il n’y répond pas d’emblée et publiquement. Il prend le sourd-bègue à l’écart, lui met les doigts dans les oreilles et, avec sa salive, lui touche la langue, conformément aux usages de l’époque, la salive étant considérée comme thérapeutique, source de vie. Mais ce n’est pas tout, il lève les yeux vers le ciel, il soupire devant cet homme qui a tellement soupiré devant le poids de sa vie non accomplie et lui dit : « Effata ! ».
On connaît la suite : ses oreilles s’ouvrent et sa langue se délie. Double face-à-face : l’homme face à Jésus, lui-même relié à son Père. Au commencement la relation ; à l’origine le désir : Effata, ouvre-toi, sois délié ! Injonction assortie en filigrane d’une question : veux-tu être guéri ? Le désir de Dieu, c’est l’homme vivant, heureux, en marche sur son chemin d’humanisation, mais Dieu ne peut rien tout seul, son désir doit rencontrer celui de l’homme.
Quel bonheur alors pour cet homme libéré de « l’enfer-mement » dans lequel le plongeait son infirmité ! Quel bonheur pour Dieu de le voir revenu à la vie ! Quel bonheur ou quel encouragement pour nous, témoins de cette guérison, qui peut devenir la nôtre lorsque nous sommes frappés nous-mêmes de surdité ou que nous n’avons plus accès à notre propre parole, liés nous aussi par je ne sais quel mal. Ces mots « Ouvre-toi, laisse-toi délier » s’adressent à nous aussi, comme s’ils disaient : « Réjouis-toi, le Seigneur nous désire vivants, ouvre-toi au souffle de vie en toi, ouvre-toi à l’existence, ouvre-toi à l’Esprit, ouvre-toi aux autres. Sois comme ces passants autour du sourd-bègue de l’Evangile, intercède à ta manière pour ceux qui sont prisonniers d’un mal qui les dépasse. Et, avec le psalmiste, loue le Seigneur parce qu’il t’ouvre à l’espérance, ta louange devient acte de résistance à l’emprise du mal.
Marie-Pierre Polis
Lectures: Is 35, 4-7a ; ps 145, 6c-7, 8-a, 9bc-10 ; Jc 2, 1-5 ; Mc 7, 31-37