Lorsque Jésus évoque la famille, ses propos sont abrupts. Il laisse
entendre qu’un prophète n’est pas reçu dans son pays et sa parenté
(Mc 6, 1-6). Il dit qu’il apporte la division familiale (Lc 12, 51-53). Il dit
que celui qui aime son père plus que lui n’est pas digne de lui (Mt
10, 37). Tout cela indique que Jésus fait un écart par rapport à la
famille, il opère une dé-coïncidence. Il dé-coïncide, il fait un écart par
rapport au convenu sur la famille. Ce n’est pas le désaveu ou le mépris
d’un ascète pour les liens naturels, pour l’affection entre proches. Il
s’agit pour lui de ne pas laisser la norme et les codes naturels (faire
un couple et fonder une famille) s’imposer purement et simplement,
comme si là était toute la vie. Il est dit (Luc 8, 19-22) que Jésus
porte son regard au-delà de ses proches, plus loin qu’eux. Il regarde
celles et ceux qui sont en dehors du cercle des proches. Cette
mention est intéressante parce qu’on peut y lire une tension entre un
dedans (les proches) et un dehors. Ce n’est pas une opposition mais
une tension qui veut signifier un au-delà de la famille et des proches.
Jésus ne met pas en question la sécurité que l’on peut trouver auprès
de ses proches ni les liens de solidarité qui s’y vivent ni non plus
l’affection que l’on peut y trouver, mais on doit voir aussi le repli de la
famille sur elle-même et ses travers possessifs et défensifs. D’où
l’ouverture qu’opère l’Évangile avec sa question : sur quoi repose notre
sécurité ? « Si vous aimez ceux qui vous aiment, où est le neuf ? ».
C’est bien là qu’est le décisif : introduire une nouveauté dans ce qui
peut se scléroser, faire repli et se renfermer. Dans la famille, nous
avons notre place (mais il y a des ratés), nous trouvons notre place.
Pourrons-nous être déplacés ? Pourrons-nous voir au-delà du cercle
familial, voir ailleurs, voir l’ailleurs. Pour cela, il faut qu’une parole
nous déplace, nous mette en marche pour rejoindre celles et ceux qui
sont des écoutants de la Parole de Dieu et la mettent en pratique. Et
non seulement ceux-là mais tous les autres.
« Qui est ma mère, qui sont mes frères ? ». Nous sommes d’abord
menés à une question, par une question. Comme s’il s’agissait d’abord
de nous laisser mettre en question dans nos liens de sang, nos liens
familiaux, nos proches. Avant d’entrer dans une réponse, il faut
passer par un non-savoir, une rupture du savoir.
« Qui est ma mère, qui sont mes frères ? » A cette question, Jésus
donne une réponse qui nous mène ailleurs, au-dehors de notre savoir.
Il nous dit que toute la vie n’est pas épuisée dans le vital, le familial,
le sexuel. On pourrait penser qu’il veut faire la morale. Or, encore
une fois, Jésus ne veut pas dire qu’il y aurait une vie supérieure et
une autre inférieure, qu’il y aurait une « vraie » vie et une autre qui le
serait moins. Il s’agit, là où l’on est, dans ma vie qui est la mienne,
quelle que soit sa forme, son statut, de rester dans l’éveil, de rester
un vivant qui se laisse gagner peu à peu par la vie vivante. Pour cela, il
n’y a pas de recettes, pas de code de la route. Se laisser gagner par
le vivre.
On perçoit ainsi que ce que Jésus dit ici se relie à tout l’Évangile
comme Bonne Nouvelle. Pourquoi Bonne Nouvelle ? C’est une
nouveauté parce qu’il s’agit de ne pas s’en tenir à celles et ceux de sa
maison. C’est aussi une nouveauté bonne car je ne vous apprends rien
en vous disant que la famille et la fratrie sont aussi des lieux de
conflits, des lieux où la jalousie, la haine, les affects de toutes
sortes se donnent libre court. Comment sortir de ces conflits de
toutes sortes ? Comment guérir ces affects ? Comment retrouver la
paix ? Autant de questions qui renvoient à des blessures, des liens,
des chaînes. L’Évangile n’est pas un kit de secours, une valise de
recettes. Il va nous falloir inventer, imaginer des chemins de
pacification, peut-être de paix, trouver des issues à des rancunes.
Fr. Hubert Thomas
Lectures de la messe :
Gn 15, 1-6 ; 21, 1-3
Ps 104 (105), 1-2, 3-4, 5-6, 8-9
He 11, 8.11-12.17-19
Lc 2, 22-40