Je dois vous dire que les lectures de ce dimanche me donnent une sorte de vertige. De quelle expérience l’écrivain du livre de la Sagesse nous rend-il compte, de quelle évidence, oserai-je même dire, pour s’exclamer, comme nous l’avons entendu : « Dieu n’a pas fait la mort ! » ? Et il précise : « Il a créé les êtres vivants pour qu’ils subsistent. » Autrement dit : Il conduit tout à son lieu d’éternité, il ouvre le chemin dans lequel celui qui s’engage ne risque pas de trouver « le poison qui fasse mourir ».
Pour nous affirmer cela de cette manière, il faut, me semble-t-il, que l’auteur de ce texte ait perçu, au cœur de notre réalité matérielle, quelque chose de différent. Confronté à notre finitude, au monde de l’éphémère, il a rencontré quelque chose qui résiste. Il vibre au contact du Transcendant qui fait mystérieusement irruption, il témoigne de Celui qu’un père de l’Eglise nommera : « Toi, l’au-delà de tout ». Touche d’éternité, de ce qui n’appartient plus au temps chronologique ni à l’espace mesurable, surgissement d’un réel qui dépasse ce monde dit « profane » et qui lui donne sens. Appel à entrer dans une autre dimension de la vie, de la vraie vie, peut-être, de la seule qui mérite qu’on la désigne ainsi. Découverte enfin de cette part divine de notre humanité : « Il a fait de l’homme une image de sa propre identité ». Expérience profondément humaine, cependant, expérience ultime, ajouterai-je, de cette étincelle mystérieuse qui se blottit et qui trouve son refuge au cœur de toute existence.
On plonge dans le palpable de ce qui, au-delà de la mort, au-delà de la finitude et d’un abîme de non-sens, se donne et se reçoit d’un Autre, mais non seulement se donne, mais encore donne, ouvre de nouveaux possibles, pour soi-même sans doute mais aussi pour d’autres. Et peut-être que dans la plus extrême pauvreté, dans la fragilité d’une existence qui peu à peu s’éloigne du monde de ceux qu’on dit vivants, se jouera malgré tout le mystère d’une merveilleuse fécondité, d’une transmission à nulle autre pareille, sans mots, rien que dans un simple contact parfois, où s’offre la source de toute nouveauté.
A ce propos, laissez-moi vous partager ici un petit extrait d’un livre que je ne peux que vous recommander (et qui est en vente dans notre petite librairie, pour un prix modique…) Le titre en est « La dernière Vague », et son auteur, Isabelle Michiels, nous y conte l’accompagnement de sa Grand-mère sur « la rivière de sa fin de vie », comme elle dit : « Ton corps alité est l’aimant où il nous mène. O paradoxe, je viens chercher auprès de toi la force de te dire au revoir. Les temps restent néanmoins bénis. Je te tiens la main. Tu ignores que tu es dans mes mots, dans mon sang, dans ces lignes, comme un printemps secret dans son bourgeon. Tu l’ignores ? Je m’étonne de la vigueur avec laquelle tu retiens ma main. Tu coules dans mes veines avec une telle force, avec la douceur violente des tendresses trop contenues. J’écris, ma belle, puisqu’il nous faut éclore . » 1
C’est dans cet esprit-là que je désire me promener un petit peu dans l’évangile de ce jour. Evangile de guérison et de naissance, deux petites narrations qui curieusement s’entrelacent, selon un art consommé de conteur qui n’appartient qu’à Marc. A première lecture, on se demande pourquoi l’évangéliste a introduit la digression de la guérison de la femme qui souffre de perte de sang, au cœur du récit où Jésus vient faire se lever la fille de Jaïre, à l’instar de ces publicités interrompant le film qui nous tenait en haleine précisément en plein milieu de la scène la plus décisive.
Mais je me souviens d’un autre épisode biblique à l’intérieur duquel vient s’intercaler une pièce rapportée qui semble totalement étrangère à l’action en cours, au point qu’on se demande ce que ça vient faire là. C’est l’histoire de Tamar, belle-fille de Juda, un des fils du patriarche Jacob. Figure féminine essentielle, qui vient restaurer et relancer une histoire sur le point d’échouer. Notons que Tamar apparaîtra à nouveau, bien plus tard, dans la généalogie de Jésus. C’est dire son importance !
Ne peut-on pas voir, dans notre évangile, la mise en œuvre du même procédé ? Mais alors, si nous menons le parallélisme jusqu’au bout, il faudrait dire que le personnage principal de ce passage, n’est pas Jésus mais bien la femme qui s’approche et vient par derrière en toucher le vêtement. C’est elle, l’héroïne. Et j’aime à penser que la parole de Jésus qui dit à la femme que sa foi l’a sauvée, n’est pas la conclusion qu’apporte et qu’enseigne le maître, mais l’expression de sa stupéfaction. C’est le cri de son admiration. Je veux aller plus loin : Elle ouvre Jésus à quelque chose d’inattendu, même pour lui, et le prépare à ce qui va suivre : le retour à la maison de Jaïre et la rencontre de la petite fille endormie.
Car Marc, subtilement, invite à lire les deux histoires ensemble, « l’une dans l’autre », par la mention du chiffre douze, sur lequel, des deux côtés, il attire notre attention. Chiffre d’accomplissement, de réalisation de la promesse, chiffre du don de l’Alliance, comme lorsqu’au pied du mont Sinaï, le peuple des douze tribus entend les fameuses dix Paroles et répond : « Nous ferons et nous écouterons ». Douze, c’est le chiffre du « tout est possible », d’une histoire enfin guérie qui retrouve son ouverture et sa fécondité. Douze, c’est aussi le chiffre du passage, de l’épiphanie de celle que Jésus saisit et qu’il rend à ses parents non plus comme enfant, mais comme jeune fille, debout, femme à part entière, comme celle par qui désormais ce qui bouillonne au cœur de l’appel divin peut atteindre l’humanité entière et la transfigurer radicalement.
Une chose me frappe encore chez la femme qui souffre de perte de sang : c’est le toucher. Elle s’approche subrepticement et touche le vêtement de Jésus, dans un geste décisif où se jouent « le tout ou rien du désespoir ou de l’accomplissement », comme le dit Luc de Goustine, dans son livre sur les nombres dans le Nouveau Testament. Et de continuer : « Si elle touche Jésus à son habit, à son costume, qui signifie aussi habitude, coutume –mode d’être-, elle sait qu’elle guérira. Or, l’ayant fait, elle s’avise qu’elle l’a si bien touché qu’elle a reçu sa force. Et ce sera la fin de sa stérilité . » 2
Et nous –et moi-, au milieu d’une autre foule, nous approcherons-nous, même par derrière (pourquoi pas ?), et toucherons-nous à notre tour ce vêtement capable d’habiller le monde d’une couleur à laquelle rien ne saurait se comparer ?
1 Isabelle Michiels. La dernière vague. Weyrich Editions. Longlier-Neufchâteau 2021.ISBN978-2-87489-633-0. Page 47
2 Luc de Goustine. Celui qui n’avait qu’un seul talent. Editions Artège, Groupe Elidia. Paris 2021. ISBN979-10-336-1043-4. Pages 160-161
Frère Etienne
Sg 1, 13-15 ; 2, 23-24
Ps 29 (30), 2.4, 5-6ab, 6cd.12, 13
2Co 8, 7.9.13-15
Mc 5, 21-43