Tu n’exploiteras pas l’immigré, …si tu prêtes de l’argent à un pauvre, tu ne lui imposeras pas d’intérêts … Ces paroles très anciennes de la Loi juive ne résonnent-elles pas comme une question d’actualité brûlante ? Notre vieille Europe semble loin de trouver une réponse véritablement humaine aux nombreux problèmes que pose l’immigration – car avant d’être un phénomène social et économique, les migrants sont d’abord des personnes à respecter dans leur dignité. Quant au prêt sans intérêt, il apparaît plutôt comme une douce utopie …
Pourtant, le précepte biblique ne devrait pas nous étonner. C’est une orientation constante qui traverse toute l’Ecriture Sainte : le respect de toute personne humaine, en particulier du pauvre. Vous n’accablerez pas la veuve et l’orphelin – car ils n’ont plus aucune ressource pour vivre. Les pauvres sont en fête, chantent les psaumes, car le Seigneur écoute les humbles, il n’oublie pas les siens en prison. Le peuple juif garde le souvenir de son esclavage en Egypte, dont le Seigneur l’a libéré, et cette mémoire traverse presque tous les écrits bibliques.
Ainsi, on peut comprendre que la question posée à Jésus par les pharisiens est pertinente. Ce sont des gens pieux et soucieux de respecter la Parole de Dieu, et ils se demandent quel est son commandement le plus important. C’était un problème débattu par les théologiens de ce temps-là de dégager l’essentiel parmi les 613 préceptes de la Loi attribuée à Moïse. Jésus apporte une réponse originale en réunissant deux citations tirées de deux livres différents. Dans le Deutéronome, il cite le mot d’ordre qui est la base de la prière quotidienne des Juifs : Shema Israël : écoute Israël, tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit – et il met sur le même pied un précepte du Livre du Lévitique : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. A ce double commandement est suspendue toute l’Ecriture, ajoute-t-il, en la résumant dans l’expression la loi et les prophètes. Il n’y a pas à faire un choix : comme si aimer Dieu dispensait d’aimer le prochain, ou comme si aimer le prochain était plus important que d’aimer Dieu. « Celui qui prétend aimer Dieu et qui n’aime pas son frère est un menteur, écrit saint Jean dans sa première lettre ; en effet, celui qui n’aime pas son frère qu’il voit ne peut pas aimer Dieu, qu’il ne voit pas ».
Ce qui me pose question en ces temps que nous vivons, c’est l’absence quasi générale de référence à Dieu, qui est la source de l’amour. Comment justifier la nécessité de l’amour fraternel si on en oublie la base : la dignité de tout être humain, qui est aimé de Dieu ? Un confrère me parlait récemment de son rôle d’aumônier dans une clinique. Il ne s’appelle plus ‘aumônier’ et ne peut plus porter la croix sur son vêtement, car c’est un signe religieux, mais un simple badge indiquant sa fonction de conseiller spirituel. Un détail parmi d’autres qui montre une certaine volonté d’éliminer Dieu de la sphère publique. Mais où trouver la force d’aimer si on en oublie la source ? Aimer comme Jésus, c’est plus que de la philanthropie : c’est voir en l’autre, quel qu’il soit, l’immigré, le paumé, le pécheur, quelqu’un qui est enfant de Dieu, quelqu’un qui est unique comme je le suis moi-même. Aimer comme Jésus, c’est reconnaître le visage de Dieu en l’autre, en essayant de m’en faire proche, et en sachant que pour lui les derniers seront les premiers…
Nous allons proclamer la profession de foi des disciples du Christ, un texte vénérable remontant au deuxième siècle. On y évoque entre autres la communion des saints. Cette communion concerne bien sûr les saints que nous allons fêter mercredi prochain. Mais elle signifie d’abord la communion de tous ceux et celles qui sont appelés à la sainteté, c’est-à-dire à l’amour de Dieu et à l’amour du prochain comme soi-même. N’oublions pas d’y inclure tous ceux et celles qui sont en manque d’amour et qui peut-être ont besoin du nôtre pour devenir capables de croire en Dieu…
N’oublions pas non plus que nous ne serons pas jugés sur notre profession de foi, mais sur la manière dont nous la traduisons en actes. En accueillant la Parole au milieu de bien des épreuves, écrivait Paul aux chrétiens de Thessalonique, vous êtes devenus un modèle pour tous les croyants. Puissions-nous mériter aujourd’hui, par notre charité concrète, les félicitations du grand apôtre. Et faisons nôtre la prière du pape François (Fratelli tutti) : « Notre Dieu, trinité d’amour, par la force communautaire de ton intimité divine, fais couler en nous le fleuve de l’amour fraternel. Donne-nous cet amour qui se reflétait dans les gestes de Jésus, dans sa famille de Nazareth et dans la première communauté chrétienne. Accorde aux chrétiens que nous sommes de vivre l’Evangile ».
Abbé René Rouschop
Lectures de la messe :
Ex 22, 20-26
Ps 17 (18), 2-3, 4.20, 47.51ab
1 Th 1, 5c-10
Mt 22, 34-40