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Le sacrifice d’Isaac – ou l’offrande d’Abraham – et la Transfiguration, voici deux récits qui ont des traits communs : une mise en route, à l’écart, la scène qui se passe sur la montagne, lieu de révélation divine, sur fond tragique, le sacrifice d’un enfant pour le premier, l’annonce de la passion pour le second. Et dans les deux cas, une vision et une révélation théophanique qui permettent de reprendre la route de la vie réelle une fois redescendus dans la plaine.

Le sacrifice d’Isaac. Ce texte nous est familier et, pourtant, à chaque nouvelle lecture, il résiste. Nous voyons en lui un récit fondateur condamnant les sacrifices d’enfant encore courants dans l’Orient ancien. Mais ne dit-il rien d’autre sur Abraham, sur Dieu ?

Le récit est traversé de part en part par l’ambivalence. Le lecteur est au courant de l’intention divine : « Dieu mit Abraham à l’épreuve », Abraham, lui, l’ignore. Il semblerait que dans l’Ancien Testament, il ne faille pas voir dans la mise à l’épreuve divine quelque chose de cynique, voire sadique, mais le souhait de connaître la personne, qu’elle puisse se révéler en vérité.

Ce serait, en effet, bien le cas ici. La répétition des adjectifs possessifs mis dans la bouche de Dieu lorsqu’il parle à Abraham peut nous mettre sur une piste : « Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes… » Et, un peu plus loin, la remarque du narrateur, formulée à deux reprises, insiste sur ce côté fusionnel : « Ils allaient eux deux ensemble ».

Et si le sacrifice demandé à Abraham était, non comme il le croyait, l’immolation de son fils Isaac, mais celui d’un amour trop possessif. Le couteau servirait non à tuer, mais à trancher le lien, à délier Isaac d’un excès d’attachement qui l’empêchait d’être le fils de la promesse non seulement pour son père, mais pour un plus grand nombre.

La petite particule du verset 2, déjà formulée lors de l’appel d’Abraham à quitter sa terre vers le pays de la promesse, « Va vers toi », non reprise malheureusement dans les traductions, pourrait dès lors signifier ceci : « Comme tu as été appelé à dénouer le lien qui t’attachait à ton père et à vivre ta destinée, laisse ton fils aller vers la sienne. Délie-le.»

Le Seigneur verra dans le geste fatidique qu’Abraham s’apprêtait à accomplir ce détachement, mal compris sans aucun doute, mais signe de son désir de ne pas garder jalousement pour lui ce don que le Seigneur lui avait fait. Par ce geste il rentre dans une dynamique d’offrande et de ce qu’on pourrait appeler de « contre-don ». Le Seigneur ouvre alors l’impasse où se trouvait Abraham qui, levant les yeux, découvre l’alternative qui lui est offerte sous la forme du bélier. Il « VOIT », dit le texte, le verbe étant utilisé sans objet. Il voit Dieu dans l’éclat de son Être, un Dieu qui, en aucun cas, ne tolère qu’on sacrifie une vie pour lui. Abraham baptisera ce lieu par un jeu de mots « Adonaï voit/Adonaï est vu », lieu de rencontre où chacun s’est donné à voir dans la vérité de son être.

Venons-en à l’autre théophanie de ce dimanche, la Transfiguration, un récit bienfaisant par temps d’incertitude et de doute comme celui que nous connaissons, comme l’était celui de Jésus et des disciples. Dans le chapitre précédent, Jésus annonce pour la première fois sa passion probable et les conditions requises pour vivre à sa suite. Cela n’est facile ni pour lui ni pour eux. Jésus commence à sentir l’hostilité se développer à son encontre; en même temps, il constate que les disciples ont parfois de la peine à le comprendre. Aussi prend-il avec lui Pierre, Jacques et Jean et va-t-il avec « eux seuls à l’écart sur une haute montagne … » On le sait, c’est là que Dieu se laisse rencontrer.

Chez Marc, pas de fioriture, il va à l’essentiel et dit tout de go que Jésus fut transfiguré et les disciples recouverts de la nuée divine, une voix se faisant entendre : « Celui-ci est mon fils bien aimé, écoutez-le ! » C’est-à-dire : suivez-le, accompagnez-le sur le chemin de son engagement qui passe par la croix, mais s’ouvre à une Vie « re-suscitée ». Parole d’encouragement pour les disciples à qui Jésus offre cette grâce de partager ce moment d’intimité lumineuse avec son Père, mais encouragement pour Jésus lui-même, qui avait besoin de ce temps fort, comme celui d’être confirmé dans sa mission aux yeux de ses amis.

Cette interprétation me semble corroborée par la manière dont Marc relate la fin de cette théophanie : « Ils ne virent plus personne d’autre que Jésus, seul avec eux. » La plupart des commentaires relèvent la chance de pouvoir continuer la route avec Jésus à ses côtés. Sûrement, mais j’y vois aussi l’insistance de Marc à souligner la solitude de Jésus après ce moment de communion intense. Seul avec ses disciples, dit Marc, oui, mais des disciples à l’adhésion et à la foi bien fragiles!

Ensuite, ils descendent de la montagne, comme était descendu Abraham, seul lui aussi, Isaac étant reparti par son propre chemin. C’est dans la plaine, dans le terreau concret de nos vies, dans nos combats existentiels, que nous avons à vivre de cette lumière entrevue à des moments d’intense communion spirituelle et humaine. Ceux-ci, souvent éphémères, sont autant de puits ou de sources où puiser lorsque la nuit semble étendre son ombre.

Marie-Pierre Polis

Lectures de la messe :
Gn 22, 1-2.9-13.15-18
Ps 115 (116b), 10.15, 16ac-17, 18-19
Rm 8, 31b-34
Mc 9, 2-10

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