Qu’est-ce qui nous fait bouger, avancer ? Non d’un point de vue physique ou géographique, mais sur le plan personnel, psychologique, spirituel. Si l’on faisait un brainstorming autour de cette question, j’ose parier que les réponses tourneraient autour des mots suivants : les rencontres, les événements, heureux et même douloureux, les expériences, bref la vie dans ses aléas et ses méandres. C’est ce qui arrive aux acteurs de l’Évangile de ce jour.
Jésus tout d’abord. Il apprend l’arrestation de Jean, le Baptiste. Il l’apprend d’avoir écouté les rumeurs du monde. Le verbe a ces deux résonances d’écouter et d’apprendre et ouvre à lui seul à une manière d’être : lorsqu’on écoute, on apprend. On apprend des autres, on apprend de la vie, on apprend sur soi. Jésus aussi apprend. Combien de fois le fait d’écouter ne le retourne-t-il pas, ne le fait-il pas avancer dans la conscience de sa mission ?
Jésus est atteint par ce qui arrive au prophète qui l’avait baptisé peu avant. Cela le pousse à quitter la Judée pour la Galilée. A Nazareth, d’abord, puis à Capharnaüm. Ce double déplacement n’est pas que géographique. Le choix de la Galilée n’est pas neutre, Galilée des nations, comme disait déjà Isaïe. Une terre aux frontières, au nord, anciennement les territoires de Zabulon et de Nephtali, une terre carrefour où l’on trouve beaucoup d’immigrés venant du monde païen. Les Juifs de Jérusalem lui reprochent d’être poreuse aux coutumes éloignées de la loi de Moïse et de tomber facilement dans les filets idolâtriques. Or c’est là que Jésus choisit d’établir son QG. Aux périphéries, dirait François.
A Capharnaüm, plus précisément, un port de pêche situé au N-O du lac de Tibériade, sur la route commerciale de Damas. Capharnaüm, village de Nahum, appelé ainsi sans doute en référence au prophète Nahum, mais aussi, si l’on en croit la racine du mot, village de la consolation, de la compassion. Cette étymologie me parle : là, en cette bourgade plutôt prospère, mais aux nombreux laissés pour compte et pauvres de toutes sortes, Jésus va donner de la chair à ce nom de « Capharnaüm », en se montrant proche de tous ceux-là.
Permettez-moi, à ce propos, une petite digression ou plutôt l’évocation d’un mot reçu d’un ami à l’occasion de l’année nouvelle. Il évoquait les multiples maux dont souffre notre société et qui plombent le moral. Il terminait ainsi: « Pour guérir de ces plaies, il nous restera à cultiver l’espérance, à croire dans l’homme -et la femme-, et enfin à aimer créer des villes et des villages où on puisse se retrouver en familles, entre amis, compagnons, voisins pour continuer à rire et à pleurer ensemble. » J’ai aussitôt pensé au nom symbolique de Caphar-naüm !
Je reviens au récit. Jésus change donc de lieu et de vie. Il a quitté Nazareth et sa famille, il quitte sa vie dite cachée, pour entrer dans la sphère publique et assumer une mission dont il découvre le poids et l’urgence. Jean-Baptiste est en prison, c’est à lui d’entrer en scène. « Convertissez-vous, car le royaume des cieux s’est approché ! », dit-il dans des mots à peu près identiques à ceux du prophète.
Annonce compacte, trait d’union, si j’ose dire, entre les deux testaments, entre le livre d’Isaïe et l’évangile. Confession de foi de l’évangile de Matthieu qui cherche à convaincre ses coreligionnaires juifs de l’actualité de la parole du Prophète Isaïe, qu’il voit s’accomplir, en Jésus, abonder, dit une traduction : la lumière appelée sur les pays de Zabulon et de Nephtali, bien malmenés par les Assyriens du temps d’Isaïe, c’est Jésus et le Royaume des cieux qu’il annonce en le VIVANT, en le mettant en œuvre. C’est Jésus, visage humain de Dieu.
Jésus se lance donc dans sa mission et, d’emblée, sollicite des collaborateurs. L’appel est abrupt, littéralement « Venez derrière moi », et le récit de la réponse d’une économie totale. Les appelés sont soulevés par le souffle d’une parole irrésistible. Alors que leur avenir est tout tracé, être pêcheurs à vie, de père en fils, dans une vie linéaire et sans horizon, une rencontre inattendue, mais d’une force inouïe, vient tout bouleverser. Le sens de leur vie bascule. Ils naissent à une nouvelle dimension de leur existence, appelés désormais à devenir avec leur rabbi des « pêcheurs d’hommes ». Pêcheurs d’humanité. Pêcheurs de perles divines enfouies au creux de l’humanité bafouée, humiliée, blessée. « Je suis venu sauver ce qui est perdu », dira Jésus.
Ils sont séduits par ce projet et « aussitôt, dit le texte, quittent leurs barques et leurs filets ». Jacques et Jean quittent même leur père. L’expression « quitter son père ou ses parents » peut choquer, mais revient plusieurs fois dans la Bible et dit quelque chose de fondamental. Il ne s’agit pas d’abandonner les siens, mais de suivre son propre chemin suite à un appel, de ne pas regarder en arrière, mais d’aller de l’avant. Dans l’Évangile de ce jour, c’est ce qui se passe avec Jésus qui s’engage résolument dans sa mission, puis avec les disciples dont la vie est désormais subordonnée au choix de suivre Jésus.
Cela nous renvoie, quelle que soit notre situation d’existence, à notre propre capacité à nous laisser déloger de nos habitudes, de notre confort de vivre mais peut-être aussi de penser ou de croire, à nous laisser déplacer par les appels, qu’ils soient de Dieu, des autres ou du monde, ceux de Dieu passant le plus souvent par les rencontres et par les événements. A chacun de voir ce qu’il a à quitter, quelles amarres il doit lâcher. On n’a jamais fini de quitter. N’est-ce pas le travail d’une vie, jour après jour ? Quitter pour naître un peu plus à la Vie …
Marie-Pierre Polis
Lectures de la messe :
Is 8, 23b – 9, 3
Ps 26 (27), 1, 4abcd, 13-14
1 Co 1, 10-13.17
Mt 4, 12-23