« Pour vous, qui suis-je ? » Cette question que Jésus pose à ses disciples, me fascine, littéralement. Jésus ne vient pas à nous avec une définition ni avec une explication. On peut même ajouter qu’il n’est pas intéressé à ce que les disciples apportent la bonne réponse. Peut-être n’y a-t-il d’ailleurs pas de « bonne réponse », comme on le voit lorsque Pierre se risque à appeler Jésus « Christ », tandis que celui-ci lui fera vite remarquer qu’il n’a rien compris de ce que cela pouvait bien signifier.
Jésus n’est-il pas toujours plus –ou autre chose- que ce que nous pouvons dire de lui ? N’est-il pas toujours au-delà des définitions dans lesquelles nous nous risquons à l’enfermer. le « pour vous, qui suis-je ? », n’est-il pas toujours à revisiter, à réévaluer, au gré des circonstances de notre vie ? Pour nous, est-il toujours le même ? Notre relation avec lui reste-t-elle figée, cristallisée, comme au moment où sa rencontre nous a illuminé, a transformé notre existence et l’a ouverte à une histoire à laquelle nous n’aurions jamais songé sans lui ? Si Jésus est bien le vivant qui un jour nous a entraîné dans une aventure insoupçonnée, n’a-t-il pas encore chaque jour quelque chose de nouveau à manifester de lui ? J’aime me situer face à Jésus comme devant quelqu’un qui reste une question et qui m’invite à entrer dans une relation où je sais que tout n’a pas été dit, et même, que tout ne sera jamais dit, ni de lui, ni de moi non plus au demeurant.
Jésus reste une question : peut-être est-ce ainsi qu’il manifeste le plus authentiquement sa qualité de Christ. C’est parce qu’il est un questionnement à jamais inachevé, qu’il ouvre l’histoire à son sens, à son au-delà, à sa capacité d’apporter de l’inédit et de la fraîcheur. L’histoire humaine devient ainsi le lieu d’un appel, le lieu où résonne l’invitation de l’infini divin, épiphanie d’un éternel possible, présence d’un Dieu de tous les commencements. L’histoire devient avènement du vivant, au-delà des absolus et des systèmes auxquels nous aimerions parfois la réduire, et qui ne sont autres que l’expression de ce qui apparemment nous convient. Jésus-question, c’est le risque d’un déplacement, d’un inconfort, la brisure de cette coque de certitudes commodes mais mortes où l’on peut si facilement se cloîtrer. Brisure qui laisse percer une autre lumière, la lumière d’un Autre Dieu[1], l’éclat du « Tout Autre ».
« Pour vous, qui suis-je ? » La question de Jésus n’a pas seulement pour but de nous demander notre opinion sur lui. Cette petite interrogation sous-entend encore autre chose, en effet : c’est le « vous » par lequel Jésus s’adresse à ses disciples. Mais c’est là un aspect tout à fait anodin, me direz-vous ! Sans doute, mais, lorsqu’on cherche à savoir comment la question a été formulée dans la langue que Jésus parlait, ce tout petit mot prend une importance qu’on n’aurait pas supposée de prime abord. On pourrait traduire ce « pour vous » ainsi : « pour que vous adveniez à vous mêmes, pour que vous deveniez acteurs de la relation ». C’est comme pour Abraham, que Dieu un jour a appelé en lui disant : « Va pour toi ! » Le « qui suis-je » de Jésus est « pour nous » provocation à exister, est invitation à oser, est finalement révélation de ce « nous » que Jésus, en nous questionnant, veut rencontrer lui aussi. Il traduit la finalité de la création, œuvre d’un Dieu d’amour qui ne veut pas être tout, qui laisse un espace, une invitation à venir, à nous approcher, à nous dire et à le dire. C’est notre Dieu, créateur d’un monde qui ne saurait être complet tant que notre « nous »humain ne se met pas à jouer, à rire avec le « Je » divin, lui donnant dans notre existence un espace au cœur duquel, mystérieusement, l’univers découvre enfin son vrai visage. Emmanuel, Dieu avec nous, soit, mais pas Dieu sans nous.
On pourrait encore prendre les choses autrement : C’est qu’il y a dans la question de Jésus une allusion à un passage de la Torah que les rabbins ont commenté il y a bien longtemps (déjà à l’époque de Jésus, semblerait-il). Il s’agit d’un texte qui se trouve dans le livre de l’Exode. Mais pour comprendre, il faut cependant traduire un peu autrement la question de Jésus, ce qu’un retour à l’hébreu permet sans difficulté, même si cela fait montre d’un brin… d’impertinence (mais de quoi aurait-on peur, je vous le demande…).
Regardons cela. Ici, Jésus ne pose plus une question à ses disciples. Ce qu’il leur dit devient une affirmation : Pour vous, qui je suis, c’est « Moi ». Pour le dire autrement, la réponse au « qui » de la question , c’est : « Moi ». Le pronom est devenu le nom propre de Jésus. Traduisons encore ainsi : mon nom est « Moi ».
Dans le récit du buisson ardent, lorsque Dieu demande à Moïse d’aller trouver Pharaon. Moïse répond : « Qui, moi ? ». C’est comme dans notre évangile. Dans l’argumentation rabbinique, le pronom « Moi » a pris ici aussi le statut d’un nom propre, et même, du nom de Dieu ! En posant à Dieu la question « Qui, moi ? », Moïse ne demande donc pas « Qui suis-je ? », mais : « Qui –de nous deux- est Moi ? » Lequel de nous deux est « Moi » ?[2]
« Moi » est devenu le nom du Dieu qui sauve, qui redonne un espace pour exister. La question de Moïse n’est donc pas de savoir s’il est simplement envoyé à la place de Dieu, qui se défausserait ainsi sur lui et ferait faire par son prophète ce qu’il avait dit qu’il exécuterait lui-même. Moïse interroge Dieu pour s’assurer qu’il est en personne, lui, Moïse, présence de ce Moi divin qui détruit tout esclavage, qui redit son amour à son peuple et qui l’appelle à fêter avec lui la vieille Alliance promise à ses pères.
« Moi » n’est autre que le Dieu créateur, comme le précise encore le commentaire : Moi, moi, celui qui dit et le monde fut, je suis celui qui rend proche et non celui qui éloigne. Et lorsque quelqu’un viendra à toi pour me découvrir et pour me rencontrer, toi aussi, rends-le proche et ne l’éloigne pas. Que ton « Moi » rende lisible ce « Moi » divin.
La question de Jésus, à la lumière de tout ceci, prend un nouveau relief : « Pour vous, suis-je ce Moi qui rapproche et crée une humanité nouvelle ? Suis-je Présence de ce Dieu qui trouve son bonheur au milieu des fils des hommes et les rapproche, comme le Père réunissant autour de lui tous ses enfants ? Qui voyez-vous en Moi ? Et vous, votre propre avènement ne fait-il pas de vous l’image de ce « Moi » divin venu dire à notre monde un « Je t’aime » qui le transfigure, le raccorde à son cœur d’éternité et lui apporte enfin une paix qui ne se réduit pas au seul silence des armes ?
[1] Marion Muller-Colard. L’Autre Dieu. Labor et fides. Mayenne 2015
[2] Michel Remaud. Le pronom « Moi ». Article dans les : Cahiers Ratisbonne 1996
Frère Etienne
Lectures: Is 50, 5-9a ; Jc 2, 14-18 ; Mc 8, 27-35