Nous voici arrivés presque au terme de l’année liturgique. les textes qui nous sont présentés prennent une couleur bien spécifique, une tonalité grave, voire même tragique. Apocalyptique, diront certains. Guerres, désordres, tremblements de terre, famines, persécution : ces mots dans la bouche de Jésus, nous offrent de lui une image bien différente de celle du gentil prédicateur de Galilée, qui nous annonçait un Royaume de lumière et de joie. Notez cependant qu’à la fin des quelques versets de la première lecture, le prophète Malachie nous rappelle le sens qu’il voit émerger de tous ces bouleversements : « Le soleil de justice se lèvera : il apportera la guérison dans son rayonnement ». Ces mots donnent le ton de l’ensemble des lectures de ce jour, me semble-t-il. Mais alors, s’il ne s’agit pas de l’annonce écrasante de malheurs à venir, de quelles questions ces textes sont-ils porteurs, quel appel laissent-ils résonner, ou même, quelle espérance nous laissent-ils entrevoir ?
Plutôt que des oracles de mauvaise augure, ces textes font naître en moi une interrogation cruciale, présente d’ailleurs dès les premières lignes de la Bible : Qu’est-ce qui a un avenir, qu’est-ce qui est destiné à vivre ? Quelles illusions pourraient nous tromper, quels mirages devons-nous donc éliminer ? Quel chemin de vie se profile derrière les événements dans lesquels nous sommes comme englués ? La vieille proposition remonte à la surface : « voici, tu as devant toi deux chemins, l’un qui conduit à la mort, l’autre à la vie. Choisis donc la vie ! » Ne nous laissons pas fasciner par ce qui paraît durable, mais qui finalement est terriblement fragile. Ce qui est porteur d’avenir n’est peut-être pas là où on le croirait. Voilà l’invitation urgente des textes que nous avons entendu : sachons ouvrir les yeux. Le projet de Dieu est fou, apparemment délirant, misérable. Et pourtant…
Aujourd’hui, nous sommes confrontés à un discours omniprésent, qui circule et irrigue toute notre société, centré sur une représentation d’un monde malade de violence, d’exclusion et de rejet, assoiffé d’un désir irresponsable de profit égoïste et sans limite, de fatalisme également, comme si rien d’autre ne pouvait être tenté, comme si tout projet alternatif était de soi voué à l’échec. Il faut en prendre son parti, nous dit-on, le monde est comme ça et ne changera pas.
Mais si j’écoute bien ce que me dit l’évangile, il est question d’un langage nouveau et d’une sagesse à laquelle aucun adversaire ne pourra s’opposer. Jésus m’invite à croire à un autre langage, à risquer un autre projet, comme lui l’a fait. Voulons-nous nous hasarder à écouter l’intuition créatrice qui continue de vibrer au plus profond de nous-mêmes, à rejoindre au cœur de nos existence le souffle par lequel Dieu, au premier jour de la création, a fait de nous des vivants, son souffle à lui qu’il a déposé en nous, ou encore, à laisser l’étincelle divine réchauffer nos vieilles braises ?
Je veux oser un autre regard, si peu que ce soit, oser un autre monde, le monde fou de ce Dieu en qui je fais confiance, le monde qui plonge ses racines dans le désir amoureux et éternel de ce Dieu-là, Dieu de vie, de liberté, d’inédit, le Dieu de Jésus, notre Père qui nous engendre à une nouvelle audace. Comme le dit Boris Cyrulnik, je veux sortir de « la chorale des perroquets unis par la symphonie des slogans[1]. »
Pour reprendre une autre image : dans le déluge de notre réalité, dans quelle arche allons-nous entrer ? Quel projet allons-nous construire ? Quelle voix allons-nous écouter ? En qui allons-nous mettre notre confiance ? Qu’est ce qui va peu à peu se dissoudre et disparaître, qu’est-ce qui va émerger et toucher terre ? Comme vous le savez, en hébreu, les mots ouvrent toujours à un sens caché, inattendu bien souvent, mais riche d’une perspective qui donne à penser. Eh bien, c’est le cas du terme « arche », qu’on utilise en grammaire pour nommer un « mot ». Eh oui, l’arche, c’est un langage, c’est un vocabulaire, c’est le dictionnaire d’une autre manière de converser. De quoi s’agit-il ? Mais c’est facile : le miracle de l’arche de Noé consiste bien en un parler neuf qui harmonise tous les éléments de l’humain, réconcilie nos ménageries intérieures, nos lions et nos gazelles désormais capables de vivre ensemble sans se tuer. Le lien entre ciel et terre se reconstitue et ouvre notre monde à sa finalité, à son vrai sens, à sa fécondité. Il devient apte à inventer une histoire neuve, balayant les vieux absolus qui le retiennent captif pour y laisser résonner dans toute sa fraîcheur l’appel infini.
Je remue souvent dans ma tête une petite phrase du psaume 8, qui chante en moi sa mélodie têtue et un peu énigmatique : « A partir d’une bouche de bébés, de nourrissons, Tu as établi les fondations d’une force audacieuse capable de répondre à tes adversaires et d’arrêter ennemi et vengeur. » Il y a dans le petit enfant une audace innocente, sans retenue ni préjugés, un goût de découverte, un désir spontané de connaître, une capacité de dire les choses sans se préoccuper de savoir comment cela sera compris, si cela convient, si on ne va pas recevoir une mauvaise réponse… En ce sens, l’enfant qui se lance dans son parcours de découverte, sollicite le meilleur du monde : un accueil, un regard de tendresse, l’image même de Dieu qui joue à cache-cache avec nous au cœur de toute réalité… Au fond, l’audace ingénue des tout-petits me rend visible la naïveté audacieuse de notre Dieu. Sans cette naïveté, le monde ne pourrait exister, je crois. Elle me séduit toujours autant aujourd’hui.
[1] Boris Cyrulnik. La nuit, j’écrirai des soleils. Page 161.
Fr. Étienne Demoulin
Lectures de la messe :
Ml 3, 19-20a
2 Th 3, 7-12
Ps 97 (98), 5-6, 7-8, 9
Lc 21, 5-19)