Dimanche 12 mai 2024
Dans l’évangile de ce jour[1], plusieurs expressions ont retenu mon attention. Des mots résonnent, porteurs d’une expérience qui touche au plus profond de la vie spirituelle. C’est là que l’évangéliste nous transmet ce que la rencontre de Jésus a provoqué chez lui, la transformation qui a illuminé sa vie et lui a donné tout son sens, qui l’a fait effleurer, me semble-t-il, le lieu secret de son éternité, la fine pointe de son âme, selon l’expression de Grégoire de Nysse, un des plus importants pères de l’Église.
« Garde-les en ton Nom », dit Jésus. Attardons-nous un peu à cette petite phrase de sa prière. Le Nom, dans l’univers biblique, ne se réduit pas à un mot transcrit dans un registre d’état civil. Le Nom, c’est la présence de quelqu’un là, c’est le surgissement de toute la personne qui s’approche et se donne dans la relation, c’est le cœur de la personne, qui s’offre à celui qui vient, et c’est aussi l’invitation à aller plus loin, là-bas, à se risquer dans l’inconnu, dans l’inédit auquel mène toute rencontre. C’est dans ce « là-bas » du Nom de l’autre, que nous comprenons que le « tout » de nous est encore à révéler. Être, c’est aussi, indissociablement, avoir à être.
« Garde-les en ton Nom », dit Jésus. C’est à dire, veille-les en toi, en ton être. Protège-les en toi. Ton Nom est le lieu où ils sont veillés, protégés, où tu les gardes. Ton Nom est ce lieu mystérieux où ce qu’ils sont, ou plus exactement qui ils sont, est engendré pour advenir à la plénitude de leur existence. Ton Nom de Père est le sanctuaire spirituel où l’homme apprend qu’il est véritablement, totalement et éternellement, Fils. Ce qui unit Jésus et son Père, c’est là que nous sommes attendus, nous aussi, c’est là que nous naissons –ou renaissons- à nous-mêmes. Engendrés dans l’amour, nous pouvons quitter toutes les écorces, toutes les défenses que les blessures de la vie nous ont poussés à lever autour de nous, pour revenir à une confiance originelle, à une ingénuité neuve, selon la magnifique expression de Martin Buber[2].
L’évangéliste Jean a donc bien raison de parler de l’Esprit de sainteté comme d’un défenseur –d’un paraclet-. Le souffle de la respiration commune du Père et du Fils, ce souffle qui vient nous habiter et devient notre respiration spirituelle, nous fait accéder à notre être de Fils de ce Père-là, qu’il fait vivre et qu’il mène à la vraie joie. Paradoxalement, c’est en ouvrant le chemin et en nous faisant sortir de nos forteresses, que l’Esprit se fait notre défenseur, sauvegarde de ce qui, en nous, est le plus précieux. Il nous fait quitter notre « moi », c’est-à-dire ce que nous croyons être, nos faux refuges, en somme, pour laisser place au « Je », nous risquer comme sujets et ainsi construire avec notre Père l’Alliance capable d’inaugurer un monde nouveau.
« Et maintenant –ajoute Jésus- je vais à toi ». C’est le retour à l’unité fondamentale qui engendre le Fils, qui rend le Père au Fils, qui rend le Père visible dans le Fils, qui arrache le Fils à tout l’anecdotique qui peut distraire du Père, qui peut éloigner du Père. Unité fondamentale qui laisse entrevoir le trésor caché, la source de la vie se révélant comme un possible, la demeure de ce qui est éternel. Désormais rendu au Père, Jésus devient visibilité du Père. Il se fait absent afin qu’en lui le Père se manifeste. L’absence de Jésus, le mystère de l’Ascension, que nous venons de célébrer, n’est pas éloignement, mais plutôt entrée dans un espace où l’Autre, où le Dieu transcendant, où le Père se dévoile et où l’Esprit peut se donner. Ce n’est pas la coupure d’une relation mais plutôt l’ouverture d’une porte.
Désormais, rencontrer Jésus et rencontrer le Père, c’est tout un. Je ne peux saisir Jésus hors du Père, ni le Père sans Jésus. En ce sens, si l’on peut dire que Jésus s’absente, on peut ajouter que, paradoxalement, il ne nous quitte pas.
Mais Jean ne s’arrête pas là. Il nous prend dans ce mouvement par lequel Jésus va au Père. Il nous fait entrer dans cette dynamique d’unité où l’être de l’un se trouve en se donnant. « Qu’ils soient un comme nous » ! Cette prière surgit comme une invitation à retrouver le contact avec l’âme divine du monde, à réveiller l’étincelle divine qui sommeille en chaque être, au plus profond de chaque personne, là où l’appel infini laisse entendre sa voix. Alors, chacun découvre qu’il est aimé au-delà de tout ce qui peut opacifier sa beauté et son humanité. Alors, chacun entend la parole du Père que Jésus lui a fait connaître. C’est le retour à une Parole vraie, une Parole réelle, la Parole d’un possible qui s’enracine dans ce moment d’éternité. Parole réelle, pas celle des superficialités qui obscurcissent nos horizons. Parole qui met en mouvement, Parole toujours nouvelle qui nous redit un « je t’aime » où nous nous recevons comme aimables. Parole sainte, qui sépare du profane, de l’utilitaire, du « parce que », du « pour que » et du « si », sauf à reprendre la belle expression de Montaigne : « Parce que c’est lui, parce que c’est moi. »
Ici, la vie ne s’analyse plus mais simplement se dit. Le « Je » et le « Tu » du Père et de l’homme qui se perçoit Fils à son tour, s’unissent. Ici, le fils, dans un élan joyeux, vient vers le Père et peut reposer sa tête sur son cœur :
« Écoute, Israël, le Seigneur ton Dieu, le Seigneur est un ». C’est à dire, avec toi, il ne fait plus qu’un.
[1] Jean 19 11-19
[2] Martin Buber. Une Nouvelle Traduction de la Bible. Bayard, Paris 2004. Page 23
Fr. Étienne Demoulin
Lectures de la messe :