Lorsqu’on prend un peu de hauteur et qu’on regarde l’ensemble des dimanches de Carême, on s’aperçoit vite qu’ils sont élaborés comme une pédagogie cohérente. Ils décrivent en fait les différentes étapes d’un chemin d’initiation. Les catéchumènes le savent bien, eux qui parcourent ainsi, dimanche après dimanche, la lente montée vers Pâques, jusqu’à ce moment extraordinaire de la nuit pascale, où ils entrent pleinement, par leur baptême, dans le mystère de Jésus en qui ils ont mis leur confiance.
J’aimerais aujourd’hui réfléchir sur un autre aspect de cette initiation, plus en rapport avec la première lecture de ce dimanche : le passage dans le désert et l’apprentissage d’une coûteuse liberté. Car c’est bien ce que les fils d’Israël avaient demandé, du fond de leur détresse et du dur esclavage qu’ils subissaient : Comment sortir de ce système qui les écrase ? Comment enfin vivre libres ?
Mais, c’est quoi, vivre libres ? A quel risque nous mène cette fameuse liberté qu’on idéalise volontiers ? On est sorti de l’emprise d’un pouvoir qui nous soumettait mais qui en même temps nous nourrissait, pour affronter l’inconnu d’un désert, pour nous confronter au vide d’un espace où n’est tracé aucun chemin qu’on n’aurait qu’à suivre. On est face à l’exigence d’une épreuve totalement inattendue, impossible à se représenter tant qu’on n’y est pas plongé, là où toutes les vieilles réponses on cessé d’avoir cours. Le Dieu transcendant, ce Dieu qui vient nous libérer, nous mène à l’épreuve de notre humanité, à l’épreuve d’une liberté qui, sans prévenir, nous ouvre à un au-delà de nous mêmes, à l’inédit d’une histoire à inventer. Notre Dieu est un Dieu de mouvement, d’intuition créatrice, à l’opposé de la prison de conformismes parfois bien confortables cependant…
Nous voilà donc appelés à quitter nos vieilles Égyptes, nos anciennes certitudes, pour découvrir ce qu’être libre veut dire. Nous sortons d’un pays où nous en étions réduits à fabriquer des briques, où la brique était devenue notre seul horizon, où la brique avait finalement plus d’importance que tout le reste, où on en était arrivé à pleurer pour la brique cassée plus que pour l’ouvrier qui s’était tué en la transportant. Mais peut-on si facilement quitter cet univers où l’efficacité a plus de valeur que la fécondité ? Ne traîne-t-on pas derrière soi l’image d’un Dieu des absolus indiscutables et des évidences si faciles à sacraliser ? En quel Dieu fait-on confiance, finalement ? Celui des recettes logiques qui s’imposent, ou bien le Dieu improbable et si discret parfois, qui n’a à nous offrir que sa confiance amoureuse, son désir infini et cet espoir insensé qu’ensemble, nous avec lui, nous inventions un monde nouveau où le plus petit se révèle si précieux, sans prix, irremplaçable, le seul monde qui, aux yeux de ce Dieu-là, trouve du sens et a une chance de durer ?
Le désert dans lequel les fils d’Israël viennent donc de s’enfoncer, n’est pas le lieu d’une liberté à bon marché. Ils découvrent un espace vide et un pesant silence. Le Dieu qu’ils y entrevoient n’est pas une sorte d’autre pharaon, auquel, certes, ils étaient soumis, mais qui en même temps subvenait à leurs besoins. Le Dieu qu’ils commencent à rencontrer n’est pas une sorte de « tout-puissant » chargé d’assurer leurs nécessités –nécessités bien réelles cependant !-. Question cruciale, que les évangélistes vont évoquer à leur tour dans l’épisode où la foule vient trouver Jésus pour en faire un roi (un autre pharaon ?) parce qu’ils ont bénéficié du signe de la multiplication des pains. Ici, la question n’est pas que les gens ont eu faim ou soif : mais, à partir de ce vrai besoin, comment regardent-ils Jésus ? Et comment se regardent-ils eux-mêmes, également ?
L’épreuve du vide a-t-elle opéré un déplacement pour les fils d’Israël ? Les a-t-elle conduits à découvrir ce Dieu autre, cette Transcendance qui ne se réduit pas à n’être que la solution de leur problème ? Voilà ce que révèle le désert qui met à l’épreuve les fils d’Israël : Que font-ils du Dieu qu’ils ont suivi tant qu’il était question de liberté -sans en mesurer les implications-, et que font-ils d’eux-mêmes ?
Formulons la question autrement : dans l’autre qui vient à moi et qui m’appelle, qu’est-ce que je vois ? Suis-je d’accord de l’accueillir, même s’il n’est pas venu là en vue de me combler ? Même s’il s’est approché pour mendier ma confiance plutôt que pour fournir les réponses que j’aimerais bien qu’il me donne ? Même s’il n’a à m’offrir que sa différence, m’appelant ainsi à m’ouvrir à un désir autre que le mien ? Même s’il vient détruire en moi la toute-puissance et le monopole de mon désir (selon le sens du nom hébreu du mont « Horeb », qui signifie « dévastation », « déconstruction ») ?
Ce sera la question que Jésus posera à ses disciples, entre autres moments cruciaux du chemin qui le conduit vers son propre destin : « Pour vous, qui suis-je ? » M’acceptez-vous tel que je suis, sans me faire correspondre à ce que vous voulez que je sois ? Pouvez-vous découvrir que la vraie liberté naît au cœur d’une relation qui ne fait pas de vous le tout du monde ? Que c’est lorsque vous abandonnez l’omnipotence d’une volonté centrée sur vous-mêmes, que l’altérité de l’autre peut alors résonner en vous comme un appel, et non plus comme une contrainte ou comme une menace ? Que vous faites l’épreuve de ce qu’être libre peut signifier ? Et que cette liberté grandit lorsque l’autre cesse d’être un objet et devient un sujet à aimer et à chérir ?
Regardons pour terminer la belle figure de la samaritaine, que nous avons pu contempler dans l’évangile de ce jour. Derrière le besoin d’eau, besoin réel et vital qui l’a menée jusqu’au vieux puits de ses ancêtres, de quoi a-t-elle soif ? Et Jésus, fatigué, assis au bord du même puits, lieu privilégié de toute rencontre amoureuse, lui aussi, de quoi a-t-il soif ?
Fr. Étienne Demoulin
Lectures de la messe :
Ex 17, 3-7
Ps 94 (95), 1-2, 6-7ab, 7d-8a.9
Rm 5, 1-2.5-8
Jn 4, 5-42