La veuve qui suscite l’admiration de Jésus dans le texte évangélique que nous venons d’entendre… La veuve chez qui le prophète Elie est envoyé, dans la localité libanaise de Sarepta… Deux minuscules faits divers qui n’ont aucun poids au regard des grands mouvements de l’histoire… Cependant, ils ne laissent pas d’être particulièrement touchants et significatifs. Ils ont peut-être quelque chose d’essentiel à nous apprendre, comme Jésus a pu le discerner et s’en être étonné. Peut-être même y a-t-il là plus à découvrir que la seule beauté d’un cœur généreux qui sait donner sans compter.
Nous voyons donc Elie le prophète se rendre à Sarepta. C’est au Liban, un peu au nord de la ville importante de Tyr. Notez bien que si nous avions pu lire le verset que le lectionnaire a omis et qui précède ce que nous avons entendu, nous saurions que c’est le Dieu de l’Alliance qui a envoyé Elie dans cette localité, pour y trouver une veuve bien précise qui s’occupera de lui. Peut-être notre prophète avait-il là quelque chose d’important à apprendre. Peut-être qu’Elie était conduit à cet endroit pour une rencontre décisive : Que voulait donc lui montrer Dieu pour l’envoyer là-bas ?
Sarepta, le nom du lieu où Elie est envoyé, n’est pas anodin. Il appartient au vocabulaire de la métallurgie, et plus particulièrement à la fonte de différents minerais afin de constituer un alliage de qualité. Le mot parle de purification, c’est à dire du travail qui sépare le métal pur des scories qui le dénaturent, et parle aussi d’alliance, par le mélange de ce qui constituera un matériau propre à façonner de bons outils et de bonnes armes, tout ce qui est nécessaire pour construire le monde et pour le cultiver.
Voilà donc Elie arrivé près de Sarepta, où bien sûr il trouve la veuve dont Dieu lui avait parlé. Il la prie de lui donner à boire, ce qui déjà est lourd de sens : combien de rencontres essentielles ne se sont-elles pas passées autour d’une cruche d’eau ? N’est-ce pas ainsi que Jacob a découvert Rachel, la femme de sa vie ? Et que Jésus a entamé le dialogue avec la samaritaine, par lequel il lui a révélé la nature même de son être ? Elie demande maintenant autre chose, et cela aussi me fait réfléchir : un petit bout de pain. Un tout petit morceau de pain, presque rien, en somme, mais qui va dire beaucoup. Car, dans la tradition juive, ce bout de pain est très symbolique : c’est la petite portion du pain de shabbat qu’on vient de fractionner, qu’on pose sur l’assiette de tous ceux qui vont partager le repas et qu’on met aussi à la place qu’on garde pour celui qui pourrait encore arriver, comme Elie, cet intrus qui débouche sans prévenir dans la vie de la veuve et de son fils.
En terme de quantité, ce bout de pain est dérisoire et ne change pas la situation de cette femme, à qui il ne reste presque plus rien à manger. Une miette de plus ou de moins, où est la différence ? Mais dans ce geste d’accueil, dans la réponse si naturelle à la demande d’Elie, se révèle le tout du Dieu d’amour, de ce Dieu qui ouvre la main, qui donne de sa pauvreté et dit : « Viens chez moi ! » Un minuscule petit bout de pain capable d’exprimer simplement la vie dans sa profondeur, d’ouvrir le monde à ce qui lui donne sens, de construire une réalité nouvelle, infiniment plus durable sans doute que tant d’empires qui se croyaient immortels et qui ont disparu. Pour les rabbins, cet humble geste de la femme la rend mère du Messie, pas moins ! C’est le socle sur lequel repose l’univers et qui lui offre son aboutissement.
Et nous voici maintenant dans le temple de Jérusalem, en compagnie de Jésus qui regarde les gens. Jésus a su voir ce qu’a fait la pauvre veuve, et s’en émerveille. Cet étonnement de Jésus me frappe et je l’admire à mon tour : Jésus avait-il encore quelque chose à apprendre ? La question est impertinente –tout de même, n’est-il pas le Fils de Dieu ?- mais je vous avoue qu’elle me plaît et que, personnellement, l’image d’un Dieu qui ne sait pas tout, m’enchante et me le rend plus proche. Un Dieu qui est en attente de notre humanité, un Dieu humain, c’est
lui que je rencontre ici, dans le visage de Jésus tourné vers la pauvre veuve et lui rendant la plénitude de sa dignité.
En réalité, la veuve fait bien plus qu’un don d’argent. Elle donne, dit Marc, « de son indigence ». Elle donne quelque chose de sa vie. Elle n’apporte pas d’abord ce qu’elle a (ce qui est déjà extraordinaire, après tout !) : elle se donne elle-même. Son geste est messianique, lui aussi, comme dans le cas de cette autre veuve, celle de Sarepta. Elle aussi fait advenir le Messie, à partir de son indigence, à partir de sa pauvreté. Elle aussi révèle ainsi le visage authentique de notre Dieu et de notre monde. Elle ouvre la porte du Royaume que Jésus annonce. Et je comprends l’émerveillement de Jésus : oui, bien sûr, malgré tout, quelqu’un rend l’univers à son espérance. Oui, bien sûr, Jésus-Messie n’est pas de trop dans ce monde-là, et il n’est pas seul. Oui, bien sûr, une complicité messianique peut naître ici encore et ouvrir un inédit de lumière et de joie.
Devenir complices de ce Jésus, qu’en pensez-vous ? Mais ne sommes-nous pas porteurs de sa messianité ?
Voilà une histoire : Il y a bien longtemps vivait un vieux rabbin qui s’appelait Josué ben Levi. L’empire romain était au faîte de sa puissance. Et tout d’un coup, inopinément, notre rabbin se trouve face au prophète Elie qui passait par là… C’est l’occasion rêvée : sûrement, Elie pourra répondre à la question qui angoisse Josué ! Quand donc le Messie va-t-il venir ? Va lui demander, répond Elie, je vais te dire où tu le trouveras. Sache que le Messie est assis aux portes de Rome. Il est à l’extérieur de la ville, parmi les petites gens, les pauvres, tous les exclus, les laissés pour compte. Vite, le rabbin se rend à Rome et rencontre en effet le Messie là où Elie lui avait dit, parmi les pauvres, le corps sale et couvert de plaies. « Bonjour, Monsieur le Messie, c’est quand que tu viens ? » « Aujourd’hui ! », répond-il de suite.
Vraiment ? Mais il ne se passe rien. Très fâché, Josué retourne voir le prophète Elie et lui dit : « Le Messie m’a raconté des salades ! Il n’est pas venu. » Tu n’as pas compris -répond Elie. Tu dois lire le reste du psaume qu’il t’a cité : « Aujourd’hui, si vous écoutez ma voix. Aujourd’hui, si vous percevez l’appel, aujourd’hui, si vous entendez. »
Est-ce que c’est nous qui attendons le Messie, ou bien, est-ce lui qui nous attend ? L’enjeu messianique est lié sans doute à la réponse que nous donnons : peut-être rien de plus qu’un petit bout de pain, tiré de notre indigence, mais quelque chose qui vient de nous, mais nous-mêmes, finalement, dans ce petit bout de pain que nous apportons ici et grâce auquel Jésus fait de nous son corps.
Frère Etienne
Lectures: 1 R 17, 10-16 ; He 9, 24-28 ; Mc 12, 38-44