La liturgie de ce jeudi saint est tout entière ancrée dans la chair, dans le corps. De quoi est-il question en effet ? De manger, de manger ensemble, de laver les pieds, mais aussi de donner sa vie, donner son corps. Sachant que l’heure est venue … Comme tout cela est concret, comme tout cela est loin des discussions et des controverses ! C’est le corps, c’est la chair. N’est-ce pas là que nous vérifions en premier lieu que nous sommes des vivants, que nous sommes dans la vie. Comme disait le chirurgien français Leriche en 1936 : « la santé, c’est le silence des organes ».
Cet ancrage du jeudi saint dans le corps nous remet devant cette simple question : où se situe l’Évangile, quel est son ancrage ? C’est le vivre. Non pas une vision du monde, une philosophie de la vie, une sagesse, une spiritualité. Il s’agit du vivre et, le jeudi saint, cela est mis sous nos yeux par bien des traits. Cela passe par la rencontre avec d’autres, le repas pris en commun, la convivialité. Cela passe par la parole échangée, la parole écoutée mais aussi celle qui se dit, qui prend part, qui se risque. Mais, avec l’Évangile, on ne s’en tient pas aux conversations, aux entretiens, on se demande quelle peut bien être la parole, les paroles qui nous tiennent debout, qui nous relancent dans l’espérance. Ce serait une parole qui nous fait humain, plus humain, qui nous sépare de la destruction. La romancière Annie Ernaux parle de l’écriture au couteau. Eh bien ici, ce serait la parole au couteau, celle qui retranche, qui nous sépare de ce qui défait l’humain en nous, le meurtre sous toutes ses formes. Dans la liturgie juive, lors de la fête de Pessah, Pâques, il faut évacuer de la maison tout le fermenté, ce qui gâte aussi bien la nourriture que les corps et les âmes, les cœurs. Voilà ce qu’il faut faire : évacuer, retrancher le fermenté.
Dans cette liturgie du jeudi-saint, il est aussi question de transmettre. C’est saint Paul qui dit aux Corinthiens : je vous ai transmis ce que moi-même j’ai reçu : le Seigneur a pris du pain et il a dit « ceci est mon corps ». Faites cela en mémoire de moi. Et de son côté Israël reçoit un mémorial à refaire, à reproduire. Faire mémoire, c’est lutter contre l’oubli, contre l’effacement. Il y a maintenant un an déjà que les dirigeants russes ont engagé une guerre contre l’Ukraine. Comment cela est-il possible ? Ne sommes-nous pas dans un monde qui oublie vite ? N’est-ce pas parce que l’on oublie deux guerres mondiales, Auschwitz, oublier les génocides … Comme nous oublions vite !
Dans la liturgie du jeudi saint, il y a aussi ce geste simple mais si parlant du lavement des pieds, qui renvoie aussi au corps. Ce geste est un geste contre l’oubli, une manière de se tenir dans l’humilité, de sortir de l’arrogance, de prendre soin des corps. Comment, lorsqu’on touche ainsi la vulnérabilité de la chair, peut-on encore déclencher la guerre ?
La liturgie du jeudi saint nous redit de faire ces gestes : la fraction du pain, le lavement des pieds, l’écoute de la Parole primordiale. Non pas pour remettre du sacré mais pour que rien de ce qui est venu de Jésus, le Christ, ne s’efface.
Fr. Hubert Thomas
Lectures de la messe :
Ex 12, 1-8.11-14
Ps 115 (116b), 12-13, 15-16ac, 17-18
1 Co 11, 23-26
Jn 13, 1-15