Quel pourrait être le fil conducteur des textes choisis pour ce deuxième dimanche de Carême ? Ce sont des textes forts, des textes que l’on pourrait même qualifier de fondateurs : l’appel d’Abram et la Transfiguration de Jésus. Deux récits de « visitation », et pas n’importe quelle visitation, puisqu’on y entend la voix de la Transcendance et qu’on n’en sort pas indemne !
L’appel d’Abram. Et d’abord, cet appel non exprimé par la traduction liturgique de l’Église catholique : « Va vers toi ou pour toi. » Oui, c’est d’abord vers lui-même qu’Abram est invité à partir, qu’il est invité à se découvrir dans la profondeur de son être, invité à y laisser résonner une voix qui l’appelle à se risquer dans une aventure spirituelle qui s’avèrera hors du commun puisqu’elle le conduira à entrer en alliance avec ce Dieu-là.
Mais, le plus étonnant est que Dieu n’appelle pas l’homme à Lui, mais qu’Il appelle l’homme à lui-même, à sa propre liberté et à sa propre destinée. À son propre chemin d’humanité. «Va pour toi, dit Rachi, pour ton bonheur et pour ton bien». La traduction de Marie Balmary offre une interprétation intéressante de cette exhortation : « Va vers toi ; de ta terre, de ton enfantement de la maison de ton père, vers la terre que je te ferai voir. »
En d’autres mots, qui s’adressent aussi bien à Abraham qu’à chacun d’entre nous : de ce que tu as reçu en héritage de tes parents, de ton éducation, de la vie, ou de ce que tu n’as pas reçu, de tes blessures ou de tes manques, de tout cela que vas-tu faire ? Comment, à partir de là, vas-tu tracer ta propre route vers une terre inédite, que te révélera celui en qui tu mets ta confiance ? La terre de ton propre devenir, la terre de ton intériorité et de la relation avec Celui qui te dit «va », une terre que tu découvriras au fur et à mesure que tu marcheras en Sa présence. Voilà pour la Genèse et l’appel d’Abram.
Autre visitation, celle qui nous est racontée cette année par l’évangéliste Matthieu, la « Transfiguration », et qui présente tous les traits d’une théophanie.
- Le cadre : la montagne, traditionnellement le mont Thabor, peut-être le mont Hermon, Jésus et ses disciples étant à Césarée de Philippe, à l’extrême nord de la Galilée, six jours plus tôt. Mais peu importe. Cette montagne en rappelle une autre, le Sinaï lieu de révélation à Moïse et à Élie, qui sont d’ailleurs connotés présents dans la vision des disciples, rappelant respectivement la Loi et les prophètes, soit la 1ère alliance que Jésus vient « accomplir ».
- Les acteurs : Jésus et trois disciples, Pierre, Jacques et Jean, parmi les premiers appelés, témoins intimes de la résurrection de la fille de Jaïre.
- L’événement proprement dit : le visage de Jésus et ses vêtements transfigurés par la lumière divine, la présence de la nuée, autre signe du divin, et la voix qui prononce, comme au baptême, cette parole de reconnaissance : « Celui-ci est mon fils bien-aimé en qui je trouve ma joie… », en y ajoutant cette injonction : « Écoutez-le !»
- L’effroi, ils tombèrent face contre terre…
- Enfin la parole d’apaisement de la part de Jésus : relevez-vous et soyez sans crainte.
« Réveillez-vous, relevez-vous… », le verbe utilisé ici est un des verbes qui disent la résurrection. Il faut se relever, retourner à la vie, pour descendre avec Jésus de la montagne et prendre sans crainte le chemin qui le conduira à Jérusalem. Sans doute est-ce là une des clés d’accès à la portée du texte. La structure de l’évangile pousse à le croire. Dans le chapitre précédent, Pierre a reconnu en Jésus le Messie, mais aussitôt après cette confession de foi, il réagit très fort à l’annonce par Jésus de sa passion prochaine. Mais celui-ci continue, parlant de croix à porter si l’on se met à sa suite. Pour les disciples, cette perspective est sombre. Ils avaient besoin d’un encouragement.
Aussi, ce moment de révélation théophanique est-il, pour eux, une bouffée d’espérance. Leur pain quotidien était la lumière diffuse qui émanait de Jésus et les déconcertait tout à la fois. Sans doute ont-ils connu des moments privilégiés où cette lumière se faisait plus intense et où ils pressentaient la part divine et messianique de Jésus. La Transfiguration racontée ici est comme la quintessence de ce qu’ils ont ressenti de manière éparse. Son récit, mis en forme plus tard à la lumière de la Résurrection, projette sur l’événement la foi de Pâques. La gloire divine qui transfigure Jésus est celle de la résurrection. Et l’injonction « Écoutez-le » s’éclaire alors elle aussi à la lumière de Pâques, comme si elle disait «Allez-y … à Jérusalem, mais aussi vers Pâques … Faites confiance ». En fait, ce récit est une véritable confession de foi de l’évangéliste et de sa communauté.
Et il peut encore agir en nous comme un puits de lumière dans l’obscurité, parfois, de notre foi, au cœur de nos propres souffrances, de nos inquiétudes et de nos traversées douloureuses. Il est bon, quand il fait nuit, de nous en rappeler les moments lumineux, mais aussi ceux de nos amours et de nos rencontres, ou de ces visitations furtives mais denses, moments de grâce à propos desquels on a envie de dire comme Pierre : « Restons ici, dressons trois tentes … ». Ces moments, s’ils sont fugaces, portent en eux un goût d’éternité… Et cela est précieux !
Marie-Pierre Polis
Lectures de la messe :
Gn 12, 1-4a
Ps 32 (33), 4-5, 18-19, 20.22
2 Tm 1, 8b-10
Mt 17, 1-9