L’Evangile d’aujourd’hui s’inscrit dans la prolongation des dimanches précédents : les Béatitudes selon le cœur de Dieu, l’amour des ennemis et la miséricorde, le non-jugement, attitudes qui semblent bien décalées dans notre monde où s’exaltent de façon bien déshinibée la volonté de domination des puissants, le mépris, l’outrance… Attitudes décalées que celles de l’Evangile, mais justement tellement essentielles, si nous ne voulons pas mourir. Pas seulement physiquement, mais humainement, tout simplement.
Les trois petites paraboles de Luc, apparemment sans lien entre elles, nous conduisent à parler de discernement, de clairvoyance, de liberté, du refus de se laisser dominer par la convoitise et le rejet de l’autre. Voyons le texte.
Les deux premières paraboles touchent au fait de ne pas voir. Ce thème est récurrent dans les Evangiles. « Un aveugle peut-il conduire un autre aveugle, ne vont-ils pas tomber tous les deux dans un trou ? » On comprend cette prudence élémentaire, mais aussi son sens figuré : il n’est pas recommandé de choisir pour guide quelqu’un d’aveuglé par lui-même ou conduit par des motifs fallacieux ou pernicieux. Ou, inversement, à s’instaurer comme guide, ou comme maître, aveuglé soi-même par son égo.
La parabole de la paille et de la poutre s’apparente à l’image de la cécité. On la réduit souvent à l’adage suivant : «Balayez d’abord devant votre porte » ou on souligne la disproportion entre la poutre et la paille, mais on occulte la phrase de l’Evangile qui consiste à proposer un geste fraternel : « Frère, laisse- moi enlever la paille qui est dans ton œil… », un geste de soulagement, comme on retire l’épine d’un pied. L’initiative vient d’un mouvement du cœur et se veut curative. La paille est bien sûr une image : un défaut ou un penchant mauvais. Il s’agit donc d’aider un frère à se délester de quelque chose perçu comme négatif.
Le récit lance toutefois un avertissement. Ce geste de guérison est conditionné par un autre qui doit être posé d’abord par celui-là même qui souhaite enlever la paille de son frère : il doit au préalable ôter la poutre de son œil à lui, ôter ce qui empêche son propre regard d’être clairvoyant, éliminer en lui toute forme de malvoyance ou de cécité, bref ajuster son regard, le rendre juste.
La troisième parabole, qui fait écho à l’image de Ben Sira, celle de l’arbre qu’on juge à ses fruits, apporte ici son éclairage : « L’homme bon tire le bien du trésor de son cœur qui est bon ; et l’homme mauvais tire le mal de son cœur qui est mauvais ».
Chers amis, il vous est peut-être arrivé, comme à moi, de dire quelque chose qui vous surprend en bien… ou en mal ! Quand c’est une parole malveillante qui sort de notre bouche, sans que nous ne l’ayons vraiment voulu, et que nous pouvons d’ailleurs regretter par la suite, c’est qu’il y a de l’impureté dans notre cœur, des graines négatives ou sournoises enfouies dans notre terre profonde, -le magmas de notre inconscient-, prêtes à jaillir à la première occasion, car « ce que dit la bouche, c’est ce qui déborde du cœur. » Il nous faut alors arracher de notre œil la poutre des humeurs négatives et malveillantes qui gangrènent la relation.
On le voit, les trois paraboles s’articulent, tel un puzzle qui prend forme, pour nous inviter à la conversion du regard et du coeur. Bien plus qu’une leçon de morale, elles appellent à un questionnement, à un discernement quant aux pulsions qui régissent notre comportement. Qu’est-ce qui nous fait agir ou réagir de telle ou telle façon ? Que veulent exprimer nos humeurs ?
La question que Dieu pose à Caïn, pris par des sentiments hostiles à l’égard de son frère Abel, est éclairante. C’est en fait une perche qu’il lui tend pour lui permettre de se reprendre : « Pourquoi t’irrites-tu ? ». C’est le moment pour Caïn de retirer la poutre de son œil ! Mais il ne le fait pas et on connaît la suite.
Le texte biblique nous met devant notre responsabilité : nous sommes redevables non de nos pulsions, mais de la réponse que nous y apportons et qui ajoute du bien ou du mal à la marche du monde. Caïn, le meurtrier, se sent désormais menacé ; par son acte, il a mis en mouvement la spirale de la violence.
Qu’il faut briser en cultivant envers et contre tout une autre logique, seule riposte possible à hauteur d’humanité. A la manière de Julos Beaucarne qui, après l’assassinat de sa femme, écrivait dans un billet superbe qu’il fallait s’aimer à tort et à travers. L’amour, la bonté, la bienveillance sont actes de résistance au mal, antidote à la méchanceté et à la haine. Les personnes qui respirent la bienveillance, les actes inspirés par la bonté, généreux, désintéressés, risqués parfois, fous comme celui de Julos, nous rendent nous-mêmes meilleurs et permettent de ne pas désespérer de l’humanité -et de Dieu !
Croyant que seule la bonté peut sauver le monde, il nous faut puiser à la source de l’Amour premier, fondateur et créateur, car, dit Emmanuel Tourpe dans une chronique récente, « plus le monde se fait dur, wokiste ou taliban, trumpien ou jihadiste, plus en contraste se révèle la chaleur issue du cœur de Dieu lui-même ».
°Emmanuel TOURPE, François le pape ultime, La Libre Belgique, 1er mars 2025
Marie-Pierre Polis
Si 27, 4-7 ; Ps 91, 2-3,13-14,15-16 ; 1Co 15, 54-58 ; Lc 6, 39-45