Du fond des textes que la liturgie nous propose aujourd’hui, monte un très vieil appel, résonne la voix de notre Dieu, qui depuis les origines renouvelle son antique invitation : « Je mets devant toi le chemin de la vie et celui de la mort. Choisis la vie, viens vers la vie, ouvre ton cœur à ce qui fait vraiment vivre, viens boire à la source d’eau vive, la seule qui peut vraiment te désaltérer. »
Car ce n’est pas un Dieu rigide qui vient à nous et nous parle. Ce n’est pas le Dieu d’une religion de la récompense et du châtiment, du permis et du défendu. C’est un Dieu tout entier appel, un Dieu en attente, un Dieu au-delà des conventions sociales, un Dieu Père, enfin, préoccupé du retour du méchant à la maison familiale, plutôt que de la punition qu’il faudrait lui infliger. Bref, un Dieu de la réparation et de la guérison, soucieux de rendre à l’âme de chacun son éclat originel.
Comme dans le Cantique des cantiques, courons, laissons-nous entraîner dans la chambre du roi, dans l’intimité joyeuse et l’étreinte amoureuse de notre Dieu qui veut se faire si proche de nous, qui que nous soyons, juste ou méchant, pharisien, prostituée ou publicain. Nous sommes les enfants d’un Dieu qui ne classe pas ses enfants, qui ne les enferme pas dans une catégorie. Qui est notre Dieu, le vrai, le Dieu réel, sinon celui qui à chaque instant vient toucher et réveiller cette part d’humanité que son souffle créateur est venu habiter, parfois bien cachée sous les déguisements qu’elle a su se fabriquer, mais pas encore morte ? Nous sommes les enfants d’un Dieu qui ne renonce jamais à croire que la vie peut renaître. Notre Dieu est Père, et non directeur de ressources humaines !
S’ouvrir à la vie… Chemin paradoxal, en vérité, fait d’éveil, d’illumination, d’accueil et d’hospitalité. Plutôt que dans la revendication identitaire et dans l’exaltation de soi, plutôt que dans une sécurité étroite qui se construit sur la peur de l’autre, sur l’exclusion et sur le rejet, l’Evangile invite à se trouver dans le don et même… dans la perte. Jésus a tout donné. Il n’a rien gardé pour lui, même pas son rang de Dieu. Et justement, c’est dans cette offrande totale qu’il fait de lui-même, que se révèle le mystère de la Présence divine qui le traverse. L’amour se donne et se perd. Et si incroyable que cela puisse paraître, plus il se donne et plus il se perd, plus il grandit et se renforce. C’est en se risquant qu’il se protège.
J’aime le texte d’Ezékiel que nous avons entendu dans la première lecture. Il y est question de juste et de méchant. Regardons cela d’un peu plus près. Parlons un peu de justice. Parce que, précisément, lorsque la Bible parle de justice, elle n’est pas loin de parler d’amour. Bien souvent, on oppose loi et amour. Mais avons-nous raison ? Une vraie justice n’est-elle pas le lieu d’un véritable amour, d’un amour concret, incarné, actif et pas seulement sentimental ou purement émotionnel ?
Car au cœur de la justice, comme la Bible l’entend, il y a la personne, pas le règlement. La loi de notre Dieu, c’est celle qui fait entrer l’amour dans le réel de l’existence. La justice, c’est ce qui donne sa place à l’altérité de chacun dans la construction d’une vraie communauté humaine, avec ses richesses et avec ses vulnérabilités. Un petit psaume l’exprime merveilleusement bien : « Qu’il est bon, qu’il est beau de demeurer en frères, bâtissant un vrai vivre ensemble.[1] » Et il ajoute : « c’est la bonne huile qui descend sur la tunique du grand prêtre ». C’est le cœur de l’Ecriture, c’est la fine pointe de la Parole de notre Dieu, c’est aussi ce qui est capable de faire descendre Sa présence amicale pour transformer (pour huiler ?) toute notre réalité. En un mot, c’est l’esprit de sa loi, c’est la loi de sa vie.
Et le méchant, à présent. Personnage complexe en vérité, que la Bible refusera toujours d’enfermer dans le comportement problématique qu’il personnifie. Le méchant ne sera jamais identifié à sa méchanceté, ni classé d’après l’agir dans lequel il s’investit. Le méchant n’est pas rejeté de la communauté, sauf si c’est lui qui le veut[2], et même alors la porte reste ouverte. Aussi scandaleux que cela puisse paraître dans certains cas, notre Dieu, le Dieu de l’Alliance, le Père pour qui chacun de ses enfants, même le méchant, est précieux, continue de croire à un retour, continue d’appeler silencieusement et d’espérer, continue d’offrir un espace où la relation peut se soigner, comme le père dans la parabole de l’enfant prodigue.
« Si le méchant se détourne de sa méchanceté », dit Ezékiel : mais cela décrit en réalité une invitation plus qu’une simple hypothèse. D’ailleurs, une traduction plus exacte serait la suivante : « Quand le méchant reviendra de sa méchanceté ». C’est la voix d’un Dieu qui n’a pas perdu confiance. Il sait qu’il y a, au plus profond du méchant, la capacité encore présente d’un éveil. Toute humanité n’est pas morte. Le texte hébreu de cette petite prophétie est encore plus fascinant à mes yeux : il ne se contente pas de dire que le méchant sauvera sa vie (en d’autres termes : « Ouf, il échappe à la condamnation ! »). Il dit : « Il y a en lui la capacité de faire vivre, de ressusciter son âme. » Et le verset 25 ajoute, plus insistant : « Il entre alors dans un processus de croissance de la vie, il sort d’une dynamique de mort. » Ce qui signifie que le méchant devient constructeur de vie non seulement pour lui, mais pour toute l’humanité qu’il réintègre désormais afin de lui rendre sa transparence et sa beauté, afin de la remettre entre les mains du Dieu de l’Alliance, là où elle découvrira la plénitude de son sens.
Folie de Dieu que tout cela, dira-t-on. Mais, comme l’exprimera saint Paul, cette folie de Dieu est plus sage que toutes les sagesses des hommes.
« Mon enfant, nous dit ce Dieu-là, acceptes-tu de venir travailler à la vigne ? Acceptes-tu de partager ce rêve divin, cette espérance qui ne s’est pas essoufflée dans la fin. Y crois-tu ? Et toi, celui de mes enfants qu’on appelle « méchant », dans le naufrage final de chacun de tes échecs, écoute mon silence venu découvrir une terre nouvelle.[3] »
[1] psaume 133 (132)
[2] Dans la liturgie pascale juive (Haggada de Pessah), on dit ceci : « La Torah parle de quatre fils : l’un est sage, l’autre méchant, l’un simple et le denier ne sait pas questionner. » Le méchant fait partie des quatre fils qui ouvrent le dialogue explicitant le sens de la fête. Il n’est pas exclu !
[3] Patrick Petit-Ohayon. Neher : le « sourcier » du silence. Collection : les « Incontournables » de la pensée juive. Biblieurope/FSJU 2006. Page 263
Fr. Etienne Demoulin
Lectures de la messe :
Ez 18, 25-28
Ps 24 (25), 4-5ab, 6-7, 8-9
Ph 2, 1-11
Mt 21, 28-32