19 mai 2024
Jamais comme cette année, je n’avais réalisé le paradoxe de la liturgie : nous célébrons aujourd’hui la fête de Pentecôte, mais depuis le lundi de Pâques et pendant tout le temps pascal, nous avons été invités à lire et à méditer les Actes des Apôtres qui donnent à voir les fruits de l’Esprit reçu par les apôtres à la Pentecôte !
Heureux paradoxe qui dit à lui seul l’inouï et l’indicible de l’événement de Pâques, que l’Église, en ses premiers siècles, a choisi de fêter selon sa dynamique interne, en trois temps :
° Pâques : Christ est ressuscité ; Jésus est vivant, autrement, mais il est vivant !
° Ascension : Jésus est parti, mais il est présent, différemment ; comme le
Créateur à la création, il se retire, laissant à l’homme la mission de construire
le Royaume.
° Pentecôte : « Je ne vous laisserai pas orphelins, avait-il dit, je vous enverrai le
Paraclet, il vous accompagnera ».
La Pentecôte accomplit l’événement de Pâques ; elle clôt le temps pascal et ouvre celui du temps ordinaire, celui où se vivent la foi et l’espérance nées de Pâques. Des peintres ont bien compris cela. Je pense à Arcabas. Dans l’église Saint-Hugues à Saint-Pierre de Chartreuse, en Chartreuse donc, en laquelle il concentre un nombre important d’œuvres, mais qui n’est pas un musée -l’église n’est pas désacralisée- il témoigne d’une approche théologique très suggestive. Vous entrez dans l’église, vous vous orientez vers le chœur et découvrez des tableaux qui présentent des scènes de l’Évangile, sur deux ou trois niveaux. Lorsque vous vous retournez pour sortir de l’église, vous voyez devant vous, surplombant la porte, un Christ ressuscité immense qui enjambe la sortie. C’est très impressionnant, comme si, en passant par la porte, vous étiez emporté dans ce mouvement de résurrection et qu’il vous incombait d’en vivre à votre tour.
N’est-ce pas cela la Pentecôte, être touché de plein fouet par l’Esprit de Pâques, en être retourné, brûlé, comme l’ont été les apôtres réunis au Cénacle ? Les verrous de la peur se desserrent, la mémoire de l’existence auprès de Jésus devient Parole de Vie, sa résurrection un chemin pascal pour eux aussi, comme elle peut l’être pour nous. Pour la TOB, le livre des Actes, qui raconte cet événement, est « le plus actuel des livres du NT, puisque, dit l’introduction au livre, le temps et l’espace de la Parole qu’il a déployés restent ouverts devant tous les chrétiens. Si les frères d’aujourd’hui savent lire ce livre ensemble et patiemment, ils y apprendront ou y réapprendront qu’ils ont toujours à être ensemble les témoins du Ressuscité jusqu’aux confins de la terre… »
La Pentecôte a toujours été une fête de la vie : fête des prémices de la moisson, de la vie donc, dans les tribus cananéennes, fête dont ont hérité les Israélites, chez qui elle est devenue célébration de l’alliance et du don de la Torah. Et qu’était-ce la LOI sinon un chemin de vie et de bonheur ? Tant de psaumes témoignent de cela. La Pentecôte chrétienne s’inscrit dans ce mouvement. Elle fête le don de l’Esprit qui vivifie, qui donne à la vie un sursaut lorsqu’elle s’époumone ou se dessèche ; elle célèbre l’Esprit créateur ou recréateur, qu’on prie pour renouveler la face de la terre, selon le refrain connu.
Déjà présent lors de la création, en Genèse, l’Esprit planait sur les eaux, veillant à la séparation des éléments pour que la vie puisse apparaître. La vocation de l’Esprit, son être propre, ne serait-il pas d’être « entre » et d’habiter ce « entre » de son souffle d’amour créateur ? Entre les êtres, lieu d’une communion possible, dans l’accueil de la diversité, le fusionnel bloquant la relation ; entre le Père et le Fils, l’ « entre-Dieu », selon l’appellation magnifique du théologien Bruno Chenu ; entre Dieu et l’homme qui trouve en Lui inspiration et force.
« Entre-Dieu », entre Dieu et l’homme, entre deux personnes, entre les membres d’une communauté, l’Esprit serait celui qui, empêche le repli et la fermeture, mais ouvre au contraire à la fécondité. Un tiers, en quelque sorte, pas comme chez Sartre où, dans l’enfer d’un huis clos, une relation ne peut s’épanouir à cause du regard pervers d’un troisième. Non, un tiers toujours au bénéfice de la vie qui trace son chemin malgré les ronces et les épines, un tiers au bénéfice d’une vie surabondante, comme dit saint Jean, d’une vie appelée à décoïncider d’elle-même quand elle est figée ou enfermée, saturée. Dans des habitudes ou dans un statut : si tu es malade, vieillissant, immigré, si tu as l’impression que ta vie piétine ou perd le goût, si tu as été déçu ou trahi, l’Esprit est là qui t’appelle à ne pas t’identifier avec ce que tu vis comme un mal ou une limite. Oui, l’Esprit, cet hôte intérieur, peut vivifier ce qui est bancal en nous, boiteux ou déficient. En cela il est notre souffle, notre force, notre salut.
« Sœur, frère, disait le pape François dans son homélie de Pentecôte d’il y a trois ans, si tu sens l’obscurité de la solitude, si tu portes à l’intérieur une pierre qui étouffe l’espérance, si tu as dans le cœur une blessure qui brûle, si tu ne trouves pas la sortie, ouvre-toi à l’Esprit-Saint. Il descend à l’intérieur, il visite jusqu’à l’intime le cœur, il est la tendresse même de Dieu, qui ne nous laisse pas seuls ; parce que rester avec celui qui est seul, c’est déjà consoler. »
Marie-Pierre Polis
Lectures de la messe :
Ac 2, 1-11 ;
Ps 103, 1ab.24ac, 29bc-30, 31.34 ;
Ga 5, 16-25 ;
Jn 15, 26-27 ; 16,12-15