Les évangiles, comme la plupart des bons livres, commencent par le début et s’achèvent par la fin. Mais une particularité des évangiles, c’est qu’ils sont écrits pour des personnes ou des communautés qui ont déjà entendu parler de Jésus, savent l’essentiel de sa vie et en connaissent bien certains épisodes. C’est ainsi qu’ils peuvent à l’occasion se permettre de faire allusion à des faits qu’ils n’ont pas encore racontés, parce qu’ils les supposent connus. L’exemple le plus clair est dans l’évangile de Jean. Pour présenter Lazare de Béthanie, il dit que sa sœur Marie était celle qui répandit du parfum sur le Seigneur et lui essuya les pieds avec ses cheveux (11,2). Mais il ne racontera cette scène qu’au chapitre suivant (12,3). Il s’adresse donc à des lecteurs et des lectrices qui sont déjà au courant.
Il me semble qu’il y a dans l’évangile de ce jour un détail qui fonctionne de la même manière. Pour bien le comprendre, il faut connaître la suite. Tout au long de notre parabole, le maître du domaine s’adresse à des groupes d’ouvriers. Du matin au soir, il leur parle au pluriel : « Allez à ma vigne … Pourquoi êtes-vous restés là sans rien faire ? » Mais à la fin, quand les premiers embauchés récriminent contre lui, il ne répond qu’à l’un d’entre eux. Pourquoi pas à tous, puisque tous se plaignent ? Pourquoi ce passage au singulier ? Je pense qu’il s’agit là d’une simple astuce littéraire pour pouvoir écrire « mon ami » plutôt que « mes amis ». Mon ami, je ne suis pas injuste envers toi, au lieu de : Mes amis, je ne suis pas injuste envers vous. Car en disant « mon ami », Matthieu évoque d’avance deux passages de l’évangile où il écrira la même chose. D’une certaine façon, il nous invite ainsi à lire son évangile en commençant par la fin.
Pour nous qui avons dans l’oreille les récits de la Passion, parler à quelqu’un en l’appelant « mon ami », c’est faire allusion à Judas. À Gethsémani, quand Judas trahit son maître en l’embrassant, Jésus lui dit : « Mon ami, ce que tu es venu faire, fais-le ! »
Puis, en remontant dans l’évangile, nous rencontrons une autre fois l’expression « mon ami ». C’est dans une autre parabole, que nous entendrons dans trois semaines. C’est l’histoire d’un roi qui invite beaucoup de monde aux noces de son fils. Mais ses invités ne veulent pas venir. Alors, il envoie ses serviteurs sur les chemins pour rassembler toutes les personnes qu’ils y trouvent et les amener à la salle de noce. N’importe qui. Les mauvais comme les bons, précise Jésus. Matthieu recopie dans son évangile cette histoire qu’on trouve aussi dans celui de Luc et soudain s’arrête. Les mauvais comme les bons ? Vraiment ? Même Judas ? Ses lecteurs vont-ils supporter cela ? Ce serait un peu fort ! Et il ajoute une petite suite à la parabole. Le roi vient examiner les convives, en repère un qui n’a pas le vêtement de noce. Il l’apostrophe en l’appelant « mon ami », comme Judas, et il le met dehors. Ouf ! On respire mieux. Il y a tout de même des conditions pour entrer au paradis. Merci, Matthieu.
Mais Matthieu, le coquin, n’en reste pas là. Il avait prévu le coup. Car c’est alors que revient à notre mémoire l’autre parabole, celle d’aujourd’hui. « Mon ami, je ne suis pas injuste envers toi, je ne te fais aucun tort. Je t’ai promis la vie éternelle si tu respectais les commandements, je te la donne comme convenu, de quoi te plains-tu ? Si je veux donner la même chose à un autre, n’en ai-je pas le droit ? Si je veux pardonner à Judas, est-ce ton affaire ? Ou alors ton regard est-il mauvais parce que moi, je suis bon ? »
Fr. François Dehotte
Lectures de la messe :
Is 55, 6-9
Ps 144 (145), 2-3, 8-9, 17-18
Ph 1, 20c-24.27a
Mt 20, 1-16