En méditant sur les belles lectures que nous propose la liturgie aujourd’hui, mon attention s’est fixée sur l’extrait de la première lettre de Pierre, qui commence par ces mots : « Honorez dans vos cœurs la sainteté du Seigneur, le Christ. Soyez prêts à tout moment à présenter une défense devant quiconque vous demande de rendre raison de l’espérance qui est en vous. » En grec, qui est la langue d’origine de ce petit texte, il n’est pas dit « Honorez », mais « Sanctifiez » : « Sanctifiez le Seigneur, le Christ, dans vos cœurs. » Examinons cela d’un peu plus près.
Nous retrouvons là un mot qui nous est familier, car il revient dans la prière que Jésus lui-même nous a donnée, le « Notre Père ». « Que ton nom soit sanctifié », c’est ainsi que s’énonce la première demande. Mais ici, Pierre nous invite à sanctifier… Jésus ! Quoiqu’il en soit, je voudrais explorer ce que veut dire ce mot : « sanctifier ». Est-ce si évident ? Lorsqu’on évoque un saint, que mettons-nous derrière ce mot pourtant si connu ?
Dans la Bible, sanctifier, c’est séparer, mettre à part, mettre sur un autre plan. Sanctifier, c’est ouvrir l’être à la présence divine, au Transcendant, à ce qui est sans mesure, à l’infini. Sanctifier le jour du shabbat, par exemple, c’est le mettre à part, faire de ce jour un moment singulier où ciel et terre peuvent se parler, où le Dieu Transcendant, le Dieu de l’Alliance, renouvelle son appel et nous redit quel désir le porte vers nous, de quel amour il nous aime. Sanctifier le jour du shabbat, c’est mettre en relief un jour où notre Dieu peut à nouveau nous dire que nous sommes sans prix à ses yeux, et qu’il nous invite à devenir ses compagnons dans l’aventure de la création d’un monde de beauté. Sanctifier le jour du shabbat, c’est faire du temps le lieu d’une rencontre où tout prend son sens ultime, où l’on sort définitivement de cette façon de voir qui confond si facilement la valeur de quelqu’un avec sa rentabilité. On pourrait dire tout cela encore autrement, selon la citation d’un article de Delphine Horvilleur : « Un texte est sacré –comprenons ici « saint »- si l’on accepte que son message n’est pas clôturé par son sens premier, et si l’on se refuse à l’instrumentaliser »[1].
Où l’on voit que la sainteté est une dynamique d’ouverture, et non une morale. Et à ce propos, je voudrais reprendre le texte de la lettre de Pierre : « Sanctifiez le Seigneur, le Christ, dans vos cœurs. » « Dans vos cœurs », cela se limite-t-il à une posture individualiste, par laquelle chacun, dans son coin, travaille à cette sanctification qui ne concernerait que lui tout seul ? Il me semble qu’on peut profiter du flou de cette expression pour l’ouvrir à une autre dimension, radicalement fraternelle celle-là. Je reprends ici un commentaire que le Talmud fait sur le texte du Deutéronome : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur ». Ce que les sages traduiront par : « Fais en sorte que le nom de Dieu soit aimé à travers toi »[2]. En d’autres termes : comment nous conduire mutuellement à aimer Dieu et à sanctifier son nom ? Comment réveiller ensemble l’étincelle divine qui sommeille en chacun d’entre nous ? Pour les rabbins comme pour saint Jean, il est impossible d’aimer Dieu sans aimer aussi son frère. Si je sanctifie Dieu, alors chaque être humain, dont notre Dieu, en Jésus, s’est fait le frère, est sacré lui aussi.
C’est dans le même esprit que s’exprime Etty Hillesum dans cette extraordinaire « prière du dimanche matin » qu’elle nous a laissée, et dont voici une petite citation : « c’est … la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu. Peut-être pourrons-nous aussi contribuer à te mettre au jour dans les cœurs martyrisés des autres … Il m’apparaît de plus en plus clairement, presque à chaque pulsation de mon cœur, que tu ne peux pas nous aider, mais que c’est à nous de t’aider et de défendre jusqu’au bout la demeure qui t’abrite en nous. »
La tradition juive parle à ce propos « d’embellir Dieu »[3]. Étrange, n’est-ce pas ? Et comment faire ? La réponse semble assez logique : Comment embellir un Dieu invisible, si ce n’est en rendant belle la vie, cette vie qu’il donne. Dieu restera caché, sans doute, mais il résidera au milieu du beau. La beauté du réel révèlera Sa présence. Là où chaque personne est rendue à sa beauté, ne peut-on voir le discret mouvement du souffle de l’Évangile, comme un clin d’œil de notre Dieu ?
Fr. Étienne Demoulin
Annexe : Prière du dimanche matin (Etty Hillesum) : texte intégral
Ce sont des temps d’effroi, mon Dieu. Cette nuit pour la première fois je suis restée éveillée dans le noir, les yeux brûlants, des images de souffrance humaine défilant sans arrêt devant moi. Je vais te promettre une chose mon Dieu, oh, une broutille : je me garderai de suspendre au jour présent, comme autant de poids, les angoisses que m’inspire l’avenir ; mais cela demande un certain entraînement. Pour l’instant, à chaque jour suffit sa peine. Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peut nous aider, maïs nous qui pouvons t’aider -et, ce faisant, nous nous aidons nous-mêmes. C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu. Peut-être pourrons-nous aussi contribuer à te mettre au jour dans les cœurs martyrisés des autres. Oui, mon Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie. Je ne t’en demande pas compte, c’est à toi au contraire de nous appeler à rendre des comptes, un jour. Il m’apparaît de plus en plus clairement, presque à chaque pulsation de mon cœur, que tu ne peux pas nous aider, mais que c’est à nous de t’aider et de défendre jusqu’au bout la demeure qui t’abrite en nous.
[1] Delphine Horvilleur. Puis-je lapider mon oncle ? Le Monde des Religions, novembre-décembre 2012. Page 70.
[2] Talmud de Babylone. Yoma 86 a. Cfr Hervé Elie Bokobza, “Jésus ou le messianisme à la lumière de la Torah”, éditions Parole et Silence, 2022, page 290.
[3] Philippe Haddad. Citations talmudiques expliquées. Eyrolles. Paris 2013. Pages 90-91.
Lectures de la messe :
Ac 8, 5-8.14-17
Ps 65 (66), 1-3a, 4-5, 6-7a, 16.20
1 P 3, 15-18
Jn 14, 15-21