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Tout au long des quatre évangiles, Jésus s’adresse à Dieu en l’appelant Père. Et puis soudain, selon Marc et Matthieu, la dernière fois qu’il ouvre la bouche avant de mourir, il s’écrie : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? Que signifie ce changement ? Pourquoi dit-il : « Mon Dieu » et non plus « Père, Abba, Papa » ? Il y a neuf ans, ici même, j’ai évoqué plusieurs réponses possibles. Je ne vais pas les développer maintenant puisqu’il va de soi que vous avez retenu ce que j’ai dit alors. Je me contente de les rappeler brièvement, avant d’en proposer deux autres.

On pourrait imaginer que Jésus, parce qu’il se sent abandonné, peine à croire que Dieu est son Père. Un vrai père n’abandonne pas ses enfants. Mais il reste son Dieu, c’est en lui qu’il a placé toute sa confiance.

Deuxième hypothèse, traditionnelle : Jésus, à cette heure, coule sa prière dans les mots du psaume que nous venons de chanter. Peut-être parce qu’il n’a plus la force de prier avec ses propres mots. Peut-être parce que le psaume qu’il entonne et qui se prolonge en lui s’achève dans la louange. Ce psaume dit à Dieu : Tu m’as répondu ! Et je proclame ton nom devant mes frères, je te loue en plein assemblée. Autrement dit, je sais que tu ne m’as pas abandonné.

Je vous propose d’aborder la question par un autre angle. Qui est mon Dieu ? Qui est ce Dieu que je dis mien ? N’est-ce pas le Dieu que je me suis donné, que je me suis fabriqué, le Dieu qui me convient ? Un Dieu somme toute assez confortable, pour qui tout est possible. Un Dieu qui pourrait, moyennant douze légions d’anges, empêcher l’arrestation et la condamnation de Jésus. Un Dieu qui pourrait, d’un coup de baguette magique, mettre une grande boîte dans une petite, arracher six millions de Juifs à la fureur nazie et empêcher la terre de trembler. Il est inévitable que ce Dieu-là – mon Dieu – tôt ou tard me déçoive, pour la simple raison qu’il n’existe pas. Il est le Dieu de tous les athéismes. Il m’abandonne pour que je l’abandonne, pour que je renonce à construire moi-même mon Dieu. Pour faire place au vrai Dieu, qui n’a pas de baguette magique, mais qui porte avec nous chacune de nos croix.

Et puis, ici, au cours d’une retraite, j’ai découvert une autre façon d’entendre le cri de Jésus, qui ouvre d’autres voies. Je vous l’offre sans rien vous imposer. Jésus est un homme véritable, pas un Dieu qui joue à l’homme, un Dieu déguisé en homme. Quand Dieu décide de se faire homme, il le fait sans demi-mesure, sans se réserver quelques privilèges de sa divinité. Sans quoi, l’Incarnation n’est qu’une comédie, et la vie de cet homme de pacotille ne peut plus inspirer la nôtre. Alors, si Jésus est vraiment un homme, qui ne se découvre lui-même que peu à peu, il est possible qu’à l’heure suprême, sur la croix, juste avant de mourir, il prenne conscience de sa divinité, qu’il mesure soudain l’abîme qui sépare ce qu’il est en vérité de ce qu’il va devenir. S’il en est ainsi, son cri, « Mon Dieu », s’adresse peut-être moins au Père qu’à lui-même. C’est un cri d’effroi. Comment le Dieu que je suis a-t-il pu s’abandonner à ce point, se rendre vulnérable jusqu’à une telle humiliation et jusqu’à la mort ?

Cela rejoint l’intuition de saint Charles de Foucauld qui, en méditant sur la mort de Jésus, met sur ses lèvres les paroles qui deviendront la prière de sa famille spirituelle : « Mon Père, je m’abandonne à toi. » Ce n’est pas le Père qui abandonne le Fils, c’est Dieu qui s’abandonne à la mort, pour nous rejoindre dans toutes nos détresses.

Fr. François Dehotte

Lectures de la messe :
Mt 21, 1-11
Is 50, 4-7
Ps 21 (22), 8-9, 17-18a, 19-20, 22c-24a
Ph 2, 6-11
Mt 26, 14 – 27, 66

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