Icone-Epiphanie

L’histoire des mages est sans doute une des plus célèbres, si pas une des plus belles pages des évangiles. Une atmosphère de rêve les entoure, avec le côté merveilleux, la magie de pays lointains et inconnus d’où ces hommes étranges surgissent comme ça, sans prévenir, et où ils disparaissent sans qu’on sache ce qu’ils vont devenir. Rien de tel pour stimuler l’imagination, et construire à leur sujet les récits les plus extraordinaires.

Mais si nous sortons maintenant de l’univers du conte, qui a nourri et enrichi ce bref récit au cours des âges, je pense que nous pouvons découvrir un arrière-fond du texte, riche de ce genre de réflexion spirituelle dont l’évangéliste Matthieu a le secret. Je vous invite donc à un autre type de voyage, une autre quête, en quelque sorte. Voyons un peu.

Trois éléments conduiront ma méditation : l’orient, d’où proviennent nos mages, l’étoile, bien sûr, et enfin, l’articulation de la parole et du silence.

Dans le dictionnaire grec-français, l’article « Orient » (ανατολη en grec), s’ouvre comme ceci : « Orient. 1° Lever d’un astre : lever du soleil ». C’est à dire qu’avant de considérer le lieu où cela se trouve, le dictionnaire commence par définir un acte, une dynamique, un événement, pourrait-on dire : le fait pour un astre, le soleil en l’occurrence, de se lever, d’émerger, de poindre, de jaillir derrière l’horizon. C’est l’image d’un éveil, au cœur duquel une étoile apparaît. La question n’est pas alors de savoir où peut bien se nicher cet orient-là, à Babylone, la grande cité, ou plus loin encore. Il faut plutôt se demander : au cœur de notre géographie intérieure, un lever de soleil a lieu, un éveil, une illumination, un désir se ranime et nous met en route, et là, qu’est-ce qui vient briller, quelle petite lumière vient montrer un chemin ?

Alors, l’étoile. L’étoile vient habiter l’éveil des mages, lui donner sens, baliser leur route, et en fait, ouvrir chez eux une question fondamentale. Ce sera d’ailleurs leur seule parole, comme nous allons le voir, et c’est bel et bien une interrogation. Comme si l’étoile, à la fois leur a indiqué quelle direction prendre, quoi chercher, mais sans leur donner tout de suite une réponse. Elle leur a offert, dans un premier moment, une énigme. Elle leur a montré vers où aller et ce qu’il fallait découvrir, mais, où se trouve-t-il, le but mystérieux de leur voyage ? De plus, au moment crucial, au lieu par excellence où tout devrait s’éclairer, l’étoile brille par son absence. Elle se tait, elle s’éclipse, dirait-on. C’est lorsque la caravane des mages sort de Jérusalem que l’étoile à nouveau les précède et les conduira cette fois au terme de leur itinéraire, à la rencontre où tout va se jouer.

Les étoiles apparaissent dans le premier chapitre de la Genèse, comme les compagnes des deux grands luminaires, le soleil et la lune, que Dieu a mis dans le ciel avec une fonction bien précise : ils doivent être des signes, un peu comme les lettres d’un texte secret, une sorte d’écriture cosmique, qui fixe les temps de fête et de rencontre. A quelle rencontre et à quelle fête l’étoile des mages nous invite-t-elle aujourd’hui ? Chez quel roi nous mène-t-elle, dans quel palais et pour quelles noces ?

Comme je vous l’ai dit, la seule parole que prononcent les mages, est une question : « Où est le roi des juifs ? » Question lourde d’une anticipation tragique, puisque ce sont les mêmes mots que Pilate fera inscrire sur le panneau qu’on placera au dessus de la croix de Jésus. Mais entre temps, à Jérusalem, au dessus de la résidence d’un autre roi, l’étoile n’est plus là pour éclairer la route ni pour faire entendre sa silencieuse convocation.

Car, pour Hérode, la question n’est ni la fête ni la rencontre. Sans doute est-il bouleversé, mais c’est la peur de perdre son pouvoir qui est pour lui le seul problème. Il ne peut imaginer une royauté d’une autre nature. Jésus, pour lui, ne peut-être qu’un concurrent dangereux qui vient contester son monopole. D’une certaine façon, au-delà des apparences, Hérode est déjà évincé de son trône. Il est déjà mort, pourrait-on dire : ce qui occupe son cœur, ce n’est pas l’ouverture à un appel qui le mettrait en route. Il s’est réduit –et sa parole avec lui- au mécanisme qui le maintient en place, immobile, indéboulonnable, figé. L’étoile est éclipsée, et on verra bien qu’Hérode n’ira jamais à Bethléem : ses soldats s’y rendront bientôt, mais pas lui.

Et tout revient dans le silence. J’aime relire ce moment du récit à la lumière de quelques réflexions d’André Neher, qui analyse en profondeur le silence biblique.

Car dans la Bible, le silence n’est pas absence. De différentes manières, il vient prendre le relais des mots, là où ceux-ci manifestent leurs limites. De la part de l’homme comme de celle de Dieu, le silence est parlant. De la part de l’homme ? Ce sera la traduction que la tradition juive donne du psaume soixante-quatre : « Pour toi, Seigneur, le silence est prière[1]. » Et de la part de Dieu, selon l’interprétation d’André Neher[2], le silence devient « l’expérience suprême du possible ». Il est « la parade de l’espérance contre l’échec, celle de la liberté contre la mort », il est « annonciateur de l’être », énergie latente, promesse.

Le silence est la chance du passage d’une relation dont le modèle fondamental et unique est celle du sujet à l’objet, à la relation originelle et décisive qui existe entre le Je et le Tu, comme le dira Martin Buber[3]. Il est offrande, renoncement, mort à soi-même, comme préparation à la vie en dialogue et à l’amour. Il est la défaite du monologue qui veut prendre toute la place.

Au fond, voilà l’échec d’Hérode : en voulant garder ce qu’il a, il a perdu ce qu’il est. Les mages acceptent la rencontre de l’inédit de Dieu dans le silence de l’être, en totale disponibilité, de sorte que, en présentant ce qu’ils ont, ils se défont d’eux-mêmes, ils se font eux-mêmes cadeaux, et en se donnant, ils se trouvent authentiquement. Ainsi sont-ils prêts à entendre la voix qui leur dira par quel chemin il leur faudra retourner.

[1] psaume 64/65, 1

[2] Patrick Petit-Ohayon. Neher : le « sourcier » du silence. Collection : Les « Incontournables » de la pensée Juive. Éditions Biblieurope. Paris 2006. Pages 69 à 87

[3] Cité dans : Patrick Petit-Ohayon. Neher : le « sourcier » du silence. Collection : Les « Incontournables » de la pensée Juive. Éditions Biblieurope. Paris 2006. Page 82

Lectures de la messe :
Is 60, 1-6
Ps 71 (72), 1-2, 7-8, 10-11, 12-13
Ep 3, 2-3a.5-6
Mt 2, 1-12

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