En méditant l’évangile de ce jour, une question m’est venue : mais, finalement, un enfant, qu’est-ce que c’est ? J’entends déjà certains réagir : mais comment peut-on poser une question aussi stupide ? Tout le monde sait ce qu’est un enfant ! Bien sûr, cette critique-là ne vient pas de votre part : vous êtes bienveillants, tout prêts à me pardonner mes élucubrations, ce dont, par ailleurs, je vous remercie vivement…
Mais quand même, j’ose continuer à me poser la question : un enfant, qu’est-ce que c’est ? Oui, parce qu’on dit tant de choses sur les enfants, surtout lorsqu’ils viennent de naître et qu’ils réjouissent tous ceux qui les visitent. Qu’ils sont beaux et mignons, et c’est vrai ! Une nouvelle vie surgit dans le monde : n’y a-t-il pas là quelque chose de merveilleux ?
Cependant, n’idéalise-t-on pas un peu trop, parfois, ces chers petits, qui peuvent faire beaucoup de bêtises, même si cela reste bien innocent à nos yeux d’adultes. Mais, est-ce le cas ? Ne peuvent-ils pas très tôt montrer des traits de caractère problématiques, ne peuvent-ils pas manifester très vite une prédisposition au narcissisme solidement égoïste, aux crises de colère ou d’angoisse ? Ne sont-ils pas capables de caprices à la limite du supportable, de jalousie féroce, de goûts bizarres ? Bref, c’est vrai, on les aime, mais certains jours, lorsqu’ils mettent à bout leurs parents – ou la personne engagée pour les garder, histoire que les parents puissent un peu souffler -, on les jetterait volontiers à la poubelle (pour les récupérer aussitôt, cela va de soi…).
Remarquons que Jésus n’explicite pas ce qu’il entend quand il parle d’un enfant : un enfant « comme celui-ci », dit-il… pris au hasard, donc, pas un jeune prodige ni un modèle de sagesse recruté parmi les meilleurs élèves de l’école talmudique du coin. En somme, il est question d’accueillir n’importe quel enfant.
Et Jésus d’ajouter que dans l’accueil d’un enfant « comme celui-ci », c’est Dieu lui-même qu’on accueille. D’une certaine façon, ce qu’enseigne ici Jésus n’est pas nouveau. Ne lit-on pas déjà, dans le psaume huit, que la force, que l’énergie divine est liée à de tout petits enfants, encore des bébés qui tètent leur maman ?
Alors me vient une nouvelle question : accueillir un enfant, qu’est-ce que c’est ? Et ajoutons : bien entendu, un enfant, quel qu’il soit ! En d’autres termes, quelle est la particularité de cet accueil-là, qui fait dire à Jésus que précisément dans cet accueil-là, on l’accueille lui et Celui qui l’a envoyé ?
Je reste devant quelque chose d’insaisissable. Car qui pourra enfermer un enfant dans une définition ? Sans doute cet enfant-là est-il petit, innocent, naïf, dépendant. Soit, mais avec tout ça, qu’a-t-on dit de lui sinon ce qui nous convient et qui correspond à ce que nous aimerions qu’il soit, cet enfant-là ! Et puis, l’accueillir, qu’est ce que cela peut bien vouloir dire : l’aimer aussi, l’aider, l’écouter ? Sans doute, sans doute, mais est-ce tout ?
Que savons-nous, finalement : pas grand chose, avouons-le. Mais nous pouvons sûrement faire l’expérience de ce que c’est qu’un enfant, et de ce que c’est que l’accueillir, même quand il vient au mauvais moment. Nous pouvons également dire d’un adulte qu’il fait l’enfant… et aussi d’un enfant qu’il joue à l’adulte. Mais nous savons en tout cas que nos idées et nos représentations, si précises et adéquates soient-elles, laissent intact le mystère de cet enfant-là, qui, lui, nous échappera toujours.
Peut-être rejoint-on ici une nostalgie de l’enfant et de sa beauté – car, n’est-ce pas, un enfant est toujours beau ! – qui ouvre à quelque chose d’éternel, de primordial, que parfois on regrette d’avoir perdu, ou au contraire, qu’on se réjouit d’avoir conservé : un esprit d’enfance, sans pouvoir à nouveau déterminer ce que c’est. Mais c’est lié au fait que là, nous sentons que nous avons retrouvé le chemin de notre âme dans sa fraîcheur, ou même, de l’étincelle divine qui brille dans sa nouveauté au fond de chaque existence, si usée soit-elle.
Alors, je pense qu’accueillir un enfant, c’est aussi laisser venir à nous l’enfant que nous avons été un jour, et le libérer de ce qui, un jour, sans qu’il n’ait pu rien y comprendre, l’avait marqué, l’avait blessé. Laissez-moi donc terminer ces quelques réflexions par une histoire pêchée dans un livre de Christiane Singer :
« J’ai rencontré, il y a plus d’un an à Vienne, un vieux rabbin new-yorkais venu parler de la Tradition. A la question qui lui fut posée : pourquoi avoir attendu plus de cinquante ans pour revenir dans sa ville natale, voilà ce qu’il répondit :
– Je suis vieux et je vais mourir. Alors je me suis demandé : que puis-je faire encore pour cette terre avant de la quitter ? Et la réponse a fusé, claire : Ôte de cette terre toute trace de ta souffrance !
Je me suis souvenu qu’il restait à Vienne une trace oubliée. Enfant, j’ai été agressé sur le chemin de l’école par de jeunes nazis, blessé de jets de pierre et laissé dans mon sang sur un pont. Ce matin, très tôt, avant que la ville ne s’éveille, je suis retourné sur ce lieu. J’ai retrouvé le pont. J’ai retrouvé l’enfant. Il paraissait se protéger encore les yeux de ses mains et pleurait. Je l’ai aidé à se relever, je l’ai serré contre moi, je lui ai dit : « Viens, petit, viens, je t’emmène. Désormais, tout est accompli. Nous sommes libres, toi et moi. » Et nous sommes partis ensemble la main dans la main.
Aussi, voyez-vous, il ne reste plus de moi aucune souffrance qui pourrait hanter la ville. Aucune vitre n’est plus ternie par mon souffle anxieux ! Voilà pourquoi je suis revenu et voilà pourquoi je repars. »[1]
Et moi, je me dis : accueillir un enfant, c’est guérir, réparer et sauver notre monde. Et qui sait, c’est peut-être aussi, d’une certaine manière, sauver Dieu.
[1] Christiane Singer termine ainsi son Rastenberg (Albin Michel, 1996). Cité dans le beau petit livre : Rendez-vous sur le pont, de Claudine Dhotel-Velliet. c.dhotelvelliet@free.fr. Editions Le pont du Nord, 2004, p. 63.
Lectures de la messe :
Sg 2, 12.17-20
Ps 53 (54), 3-4, 5, 6.8
Jc 3, 16 – 4, 3
Mc 9, 30-37