À l’avant-veille du jour de deuil national, nous ne pouvons pas célébrer l’eucharistie sans penser aux victimes des inondations, aux personnes qui ont perdu la vie, à toutes celles qui ont perdu tout le reste. L’évangile va nous dire que Jésus fut saisi de compassion envers la foule. Sa sollicitude est hors de doute. Mais si nous lui demandons de prendre pitié de tous les sinistrés, il nous répond probablement ce que dit la suite de l’évangile, que nous n’entendrons pas aujourd’hui : « Donnez-leur vous-mêmes à manger. » Notre intercession nous renvoie toujours à notre responsabilité, comme le montrent tous ceux et celles qui se précipitent pour venir en aide à leurs voisins ou traversent le pays pour se mettre au service de ceux qui étaient loin et sont devenus proches.
Nous n’entendrons pas la suite de cet épisode. L’évangéliste Marc a écouté l’invitation de Jésus et va prendre un peu de repos. C’est Jean qui assurera l’intérim à partir de dimanche prochain, c’est lui qui nous donnera sa version des faits. Nous serons ainsi privés pendant quelques semaines du sourire moqueur de Marc.
Inévitablement, à l’eucharistie, nous entendons l’évangile par petits morceaux. On ne peut pas tout lire d’un coup, cela va de soi. Mais ce découpage du texte a ses inconvénients. On risque toujours de perdre le fil de l’histoire. On passe à côté de détails qui lui donnent toute sa saveur.
C’est particulièrement vrai dans l’évangile de Marc, dont on a souvent méconnu la finesse. Les commentaires disent que Marc écrit dans un grec médiocre et lui reprochent d’être un peu brouillon. La plupart du temps, je pense, c’est parce qu’on n’a pas compris son humour ou la richesse de ses allusions. Les autres évangélistes mettent de l’ordre dans son récit, les traductions tâchent d’améliorer sa prose, mais ils perdent ainsi tout le sel d’une œuvre pleine de subtilité.
Ainsi, l’évangile de ce jour, tel que la liturgie vient de nous l’offrir, est déjà assez amusant. Mais il l’est davantage si on ajoute un verset. « Venez à l’écart dans un endroit désert », avait dit Jésus. Quand ils arrivent à destination, le désert est noir de monde. Ils pourraient renoncer à débarquer, faire marche arrière, tenter leur chance ailleurs. Mais Jésus est saisi de compassion et renonce plutôt à son programme. Il se met à instruire la foule, longuement, jusqu’au soir. Nous en sommes restés là. Mais Marc continue : Déjà l’heure était avancée ; s’étant approchés de lui, ses disciples disaient : « L’endroit est désert… » Tu parles !
On nous a souvent présenté les apôtres comme des hommes bornés, lourdauds, Jésus leur reproche à l’occasion leur manque d’intelligence. Mais une lecture attentive de l’évangile laisse plusieurs fois deviner leur sourire malicieux. La foule t’écrase de toute part, tu vas encore demander qui t’a touché ? Dis, Seigneur, n’oublie pas que l’endroit est désert ! Tu voulais un endroit désert, c’est réussi… On se marche sur les pieds, mais pour ce qui est de trouver du pain, c’est vraiment le désert.
C’est le temps des vacances. Pas seulement pour Marc. Peut-être pas pour tout le monde. Mais enfin, j’espère que, pour la plupart, nous aurons l’occasion d’entendre l’invitation de Jésus : « Reposez-vous un peu. » Cela pourrait nous donner du temps pour lire l’évangile de Marc autrement. D’une traite. Pas comme un roman que l’on dévore parce qu’on est pressé d’en connaître la fin. La fin, nous la connaissons, il n’y a plus de suspense. Nous pouvons donc lire sans précipitation. Mais en nous laissant entraîner dans le mouvement du texte. Et en portant notre attention sur les détails, les bizarreries apparentes, qui ont toutes leur raison d’être. Et en collectionnant les sourires.
Fr. François Dehotte
Lectures de la messe :
Jr 23, 1-6
Ps 22 (23), 1-2ab, 2c-3, 4, 5, 6
Ep 2, 13-18
Mc 6, 30-34