Cène

Il me paraît difficile aujourd’hui, et spécialement en cette Fête-Dieu comme on dit au pays de Liège, de contourner purement et simplement ce qui est arrivé aux célébrations eucharistiques en ce temps de pandémie. Si je le faisais, ne serais-je pas dans un péché d’omission ? Je pars donc de cette situation pour regarder ce qui en découle.

La célébration de l’eucharistie a été mise à mal dans le cours de la pandémie : limitation du nombre de fidèles dans une église quelle que soient ses dimensions, diffusion par zoom, distanciation nécessaire, gestes atrophiés. Cela fait beaucoup. L’on comprend que certains chrétiens sont descendus dans la rue pour clamer leur ras-le-bol.

Comment réfléchir à la chose ?

Dès les premiers temps de l’Église, les disciples de Jésus se sont donnés des balises et, selon les Actes des Apôtres, ils l’ont exprimé comme ceci : « ils (ce sont les disciples de Jésus) étaient fidèles à l’enseignement des apôtres et à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières » (2, 42). C’est une formule où chaque mot est important et en même temps à sa place. Nous y lisons que la fidélité chrétienne ne se porte pas uniquement sur la messe, ce que l’auteur des Actes appelle la fraction du pain. Celle-ci n’est pas nommée en premier lieu mais prend sa place dans un ensemble. Ce qui est premier c’est l’écoute de l’Évangile, la foi confiante donnant lieu à un style de vie qui s’inscrit dans la communion fraternelle, la mise en commun, la solidarité dans les joies et les peines, l’entraide mutuelle. Si cela existe, alors il devient possible de célébrer l’eucharistie, la fraction du pain qui aura le sens de signifier : voilà, ce que nous vivons et pour y arriver nous faisons mémoire de Jésus comme il nous a dit de le faire. Son souci était de fractionner le pain afin qu’il y en ait pour tout le monde, de mettre les gens en communion les uns avec les autres et nous pensons que vivre ainsi est l’avenir du monde.

Ainsi donc l’eucharistie ne peut pas être isolée de toute la pratique de l’Évangile, elle n’est pas un pur rite de piété.

Dans la vie chrétienne, n’a-t-on pas mis trop l’accent sur l’eucharistie comme si croire c’était aller à la messe ? Comme si les fidèles, c’étaient les pratiquants, ceux qui vont à la messe. N’a-t-on pas multiplié les messes au point que pour réunir les chrétiens, il faille faire une messe ?

Il me semble important aussi de revenir à l’intention de Jésus. Il est bien clair qu’il demande aux siens de « faire mémoire de lui », qu’il y ait une suite. Mais puisqu’il fait cette recommandation dans le cadre d’un repas, du dernier repas avec ses apôtres, la ligne de fond de cette mémoire est donnée, ce sera dans la forme d’un repas où le pain et le vin sont partagés. La convivialité n’est pas facultative, c’est l’éthos, le climat requis. Et ce n’est pas pour rien que saint Paul fustige le manque de partage dans certaines assemblées des Corinthiens (1 Co, 11). Si dans nos eucharisties, on ne partage rien, quelle mémoire du Christ ? Je vois aussi le lien entre le dernier repas de Jésus avant sa mort et les repas qui l’ont précédé. Les évangiles prennent grand soin de nous rapporter ces repas, alors qu’à première vue, ils sont anecdotiques. Ils remarquent que les frontières y sont dépassées et les exclusions contestées. Et Jésus est jugé sévèrement : pourquoi est-il à table avec des pécheurs ? La symbolique du repas est donc rien moins qu’anodine dans la mémoire de Jésus, elle indique un style de la vie chrétienne. Jésus n’a pas fondé l’Église telle qu’elle existe aujourd’hui mais il a appelé à un vivre ensemble qui se renouvelle par son Esprit. C’est pourquoi nous devons toujours nous demander de quoi nous parlons à propos de la communauté eucharistique. Cette assemblée qui vient communier à la parole et au pain du Christ ne porte-t-elle pas en elle des ressources à dégager et stimuler pour créer plus de communauté et inventer des solidarités ?

Il est possible que dans la mise au point du sacrement de l’eucharistie on ait mis l’accent progressivement sur la consécration et l’adoration des espèces eucharistiques en laissant de côté la dimension sociale. Que voulons-nous dire par cette expression classique : « l’eucharistie fait l’Église » ? Nous visons plus que la réunion des chrétiens pour l’eucharistie, leur assemblée ou même leur communion dans les mêmes paroles et les mêmes chants, leur partage du même corps et du même sang du Seigneur, sa vie. L’Église n’est pas qu’une institution à un niveau mystique ; elle est un corps. Vous êtes le corps du Christ, dit saint Paul. Nous devons admettre que cette dimension s’est progressivement perdue. C’est une autre imagination du monde, une façon d’imaginer les relations autrement que par l’appropriation et ce qui vient avec : la compétition, la concurrence et la compétition.

Quelle physionomie prendra la célébration de l’eucharistie dans l’avenir, je ne sais pas. Mais des formes se cherchent et sont traduites dans la réalité. L’on ne peut que s’en réjouir.

Fr. Hubert Thomas

Lectures de la messe :
Ex 24, 3-8
Ps 115 (116b), 12-13, 15-16ac, 17-18
He 9, 11-15
Mc 14, 12-16.22-26

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