En s’inspirant librement d’un propos que Grégoire de Nazianze attribue à son ami Basile de Césarée, Olivier Clément a cette jolie formule : « L’homme est un animal qui a reçu vocation de devenir Dieu » (Sources. Les mystiques chrétiens des origines, Stock, 1982, p. 71). La fête de ce jour met Dieu sous nos yeux pour que nous regardions à quoi nous sommes appelés. En parlant de regard, je peux suggérer de lever les yeux vers l’icône de la Trinité. Nous savons bien ce qui s’y donne à voir : trois personnes assises en triangle autour d’une table carrée. Le triangle exprime la plénitude. Je dirais volontiers : la suffisance, si le mot n’avait pas pris un sens péjoratif. Dieu est amour, en lui-même. Dieu est relation. En ce sens, oui, il se suffit. Il n’a pas besoin de créer quelque chose (ou quelqu’un) pour avoir quelque chose à aimer. Il est amour en lui-même, plénitude d’amour, et de ce fait plénitude de joie. Mais sa table est carrée, un côté libre est tourné vers nous. Dans un débordement d’amour, Dieu nous invite à sa table. Devenir Dieu, c’est entrer dans la relation que Dieu est, devenir fils et filles avec le Fils, dans la communion de l’Esprit.
Et puis, pas plus tard qu’hier, en lisant l’homélie que notre ami José Reding a préparée pour les paroissiens de Jemeppe-sur-Sambre, j’ai pensé tout à coup qu’il fallait peut-être aller plus loin. Si Dieu est relation et si notre vocation est de devenir ce qu’il est, nous ne deviendrons Dieu qu’en devenant nous-mêmes relation. Nous avons l’éternité devant nous pour y parvenir, mais il n’est pas trop tôt pour commencer. Nous croyons qu’il n’y a qu’un Dieu. À ce titre, nous sommes monothéistes, et nous ne le sommes pas moins que les Juifs et les Musulmans. Vous savez que le terme monos est aussi la source étymologique du mot moine. Nous aussi – et, bien entendu, ce n’est pas réservé aux moines –, nous désirons être unifiés. Devenir Dieu, c’est devenir un. Mais, sans rien entamer de notre monothéisme, nous croyons que le Dieu unique est relation. À son image, nous devenons un sans nous replier dans l’isolement. Nous devenons Dieu en devenant relation.
La relation. C’est sans doute ce qui nous manque le plus depuis qu’un virus nous oblige à garder les distances, à fermer les portes, à trier les contacts. J’ai envie de crier à tous ceux et celles qui ne peuvent pas m’entendre : « Dans quinze jours, revenez ! Nous avons soif de vous revoir ! » Depuis que nous en sommes privés, nous savons mieux tout ce que nous pouvons recevoir d’une présence, la douceur d’un visage, le réconfort d’un sourire, l’illumination d’un regard. Mais en même temps, à la faveur de cette épreuve, j’ai découvert que la relation peut se nouer aussi autrement. Vous vous rappelez sans doute qu’au début de ce mois, nous avons accueilli au monastère un hôte indésirable, le coronavirus. Il s’est attaqué d’emblée au sommet de notre édifice, au prieur. Je savais que j’étais sous-prieur, depuis plus de quatorze ans, mais à Wavreumont, comme disait un abbé président de notre congrégation, le sous-prieur n’est qu’une ombre chinoise du prieur. Il n’a pas de responsabilité réelle en temps normal. Et voilà que subitement, nous sortions du temps normal, je devais prendre les choses en mains, dans une situation inédite, sans préparation, prendre des dispositions, afficher des directives. Heureusement, je pouvais compter sur l’appui du séniorat (conseil du prieur), légèrement élargi pour l’occasion. Mais tout de même, j’étais désemparé. Et c’est alors que, par l’intermédiaire de notre médecin, une dame a pris contact avec moi par téléphone. C’est elle qui s’est occupée d’organiser les deux dépistages dont nous avons bénéficié et m’a donné toutes les indications dont j’ai eu besoin, avec une merveilleuse disponibilité. Notre relation n’a duré que deux semaines, je ne sais pour ainsi dire rien d’elle, ni son âge, ni ses titres, ni son apparence : un nom, un prénom, une voix pleine de soleil, rien de plus. Mais quelle présence ! Et quel soutien en ces jours d’épreuve ! Je ne voudrais pas être trop long, mais je peux vous le dire : si c’est à de telles relations que nous sommes appelés pour devenir Dieu, je suis prêt.
Fr. François Dehotte
Lectures de la messe :
Dt 4, 32-34.39-40
Ps32 (33), 4-5, 6.9, 18-19, 20.22
Rm 8, 14-17
Mt 28, 16-20