« Passe derrière moi, Satan ! Tu es pour moi une occasion de chute : tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. » Pierre se fait vertement remettre à sa place par Jésus, c’est le cas de le dire. Une interpellation aussi vigoureuse de la part de Jésus, cela est rare dans les évangiles.
Les exégètes qui cherchent des critères d’historicité aux scènes évangéliques parlent du critère de l’embarras. La réaction de Pierre avec la réponse virulente de Jésus à son égard, cela a dû embarrasser au moment de la mise au point des récits. Comment supporter la mise en pleine lumière de cette défaillance de Pierre, comment supporter que Jésus lui dise : « passe derrière moi, Satan » ? Cet embarras plaide pour l’historicité de cette séquence. Nous voilà rassurés ?
Mais comment comprendre cette scène, quelle en est la portée ?
Si Jésus a une réponse aussi virulente par rapport à Pierre ne serait-ce pas parce que nous touchons au cœur de l’Évangile ?
Deux mots reviennent dans ce passage : perdre et gagner. On a l’impression que tout se joue à propos de ces deux mots et des attitudes qu’ils recouvrent.
On pressent qu’il y a une contradiction entre « qui veut sauver sa vie la perd » et « qui perd sa vie la sauve ». Ce sont deux logiques opposées. Il y aurait la logique du monde – au sens où l’évangéliste Jean l’emploie comme l’antithèse du Royaume – qui s’ancre finalement dans un refus, un non à la perte ; un refus de perdre. Refuser de perdre, être un gagnant, un « gagneur », s’organiser pour ne pas perdre. Aux yeux de l’Évangile, c’est une logique mortifère parce qu’elle opère de plus en plus de fermeture et de repli sur soi qui asphyxie peu à peu, la vie n’étant plus fécondée par la foi et l’espérance. C’est se pourrir la vie…
Pour Jésus, il faut passer dans une nouvelle logique, passer dans la vie nouvelle, celle du Royaume. Essayons d’en dire quelque chose.
C’est affronter la peur de perdre. Non de manière intellectuelle mais pratiquement. Comment ? Cette peur de perdre est si ancrée en nous, que nous n’allons pas pouvoir la combattre et sortir vainqueur par nos propres forces. On ne peut le faire que si l’on est habité par la vie neuve, une vie qui vient d’ailleurs, qui est dégagée, soustraite aux mâchoires de la peur. C’est une autre vie vraiment, une nouvelle expérience des choses et des êtres qui sont libres de notre attachement. Saint Paul dans la première lettre aux Corinthiens (7,30) a cette formule paradoxale : posséder comme si on ne possédait pas. Celui qui veut sauver sa vie la perdra veut dire que l’enjeu se trouve dans la dé-possession.
Jésus donne sa vie en la perdant. C’est tout à fait en dehors de la sagesse du monde qui multiplie les vade mecum pour réussir dans la vie, pour réussir sa vie.
L’Évangile n’est pourtant pas un éloge de la perte comme s’il s’agissait d’un acte héroïque et extra-ordinaire, comme s’il fallait adopter tout le temps une position sacrificielle. C’est un dessaisissement. La vie n’est pas retenue lorsqu’il faut la laisser, lorsque l’événement appelle à la laisser aller et sans qu’on soit déjà arrivé in articulo mortis, au dernier soupir. Dans le quotidien, au jour le jour. La vie n’est pas retenue parce qu’elle n’est pas regardée comme une possession, une propriété personnelle qui doit être défendue, assurée, garantie, sauvegardée. C’est seulement si l’on est dans la non-possession que l’on peut mettre en jeu son existence au point de pouvoir la perdre.
A partir de là, on peut comprendre les deux premières lectures. Pour entrer dans cette logique du Royaume, nouvelle et déconcertante, il s’agit de se laisser séduire par Jésus et son Royaume. C’est lui qui peut nous conduire dans la vie neuve, celle qui n’est pas prise dans les modèles du monde et qui renouvelle nos profondeurs pour chercher ce qui est bon, ce qui porte la vie dans l’avenir.
Fr. Hubert Thomas
Lectures de la messe :
Jr 20, 7-9
Ps 62 (63), 2, 3-4, 5-6, 8-9
Rm 12, 1-2
Mt 16, 21-27