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Nous célébrons aujourd’hui ce qu’on appelle l’octave de Pâques. En effet, Pâques, c’était il y a huit jours. Pour quelqu’un qui fait de la musique, ce mot, « octave », prend une signification précise, et j’aimerais vous proposer une petite réflexion qui s’articule sur cet intervalle musical un peu particulier.

L’octave est donc un intervalle dans lequel prennent place tous les degrés de la gamme. Lorsqu’on veut expliquer ce dont il s’agit, on récite le tout en comptant sur ses doigts, « do, ré, mi, fa, sol, la, si », et enfin, « do ». Ça fait bien huit, comme vous pouvez le constater, le chiffre d’où est tiré le mot « octave ». Mais si vous y faites attention, vous remarquerez aussi que le dernier degré de l’intervalle porte le même nom que le premier. Cela n’a rien d’obligatoire, pourtant. On aurait très bien pu continuer à monter de note en note, en inventant de nouveaux noms. Des raisons techniques ont poussé les théoriciens du solfège à procéder de la sorte, mais cela nous invite également à prendre en considération l’aspect symbolique, la signification, si vous voulez, de cet intervalle.

On envisage l’octave comme le plus grand des intervalles musicaux. Vous me direz qu’il y en a d’autres qui le dépassent, comme la neuvième, la dixième, et d’autres plus larges encore. C’est vrai, mais ces nouveaux venus ont tous quelque chose d’artificiel : ils ne sont jamais que l’agrandissement d’intervalles plus petits qui sont contenus à l’intérieur de l’octave. L’organiste le sait bien : lorsqu’il rencontre un jeu de quinte ou de tierce, qui portent le nom d’un espace de trois ou de cinq notes, il sait qu’il s’agit en réalité d’une extension qui est plus large qu’une octave. Mais on donne cependant à ces sonorités le nom d’un intervalle plus petit… Symboliquement, donc, il n’y a pas plus grand que l’octave, cette distance entre deux sons où on retrouve à chaque bout une note du même nom. Le même est aux deux extrémités. Aux deux extrémités de la voix humaine, on retrouve quelque chose d’identique, alors que le premier son est plus grave, et le dernier plus aigu, ce qui n’est pas autre chose que le rapport entre la tessiture grave de la voix de l’homme, et, précisément une octave plus haut, le soprano de la voix féminine. L’octave décline donc à la fois l’intervalle qui dit la plus grande différence, la plus grande distance, mais aussi, la participation à la même humanité, lorsque, à chaque bout, les notes se regardent et constatent qu’elles portent le même nom.

L’octave est par essence l’intervalle de l’unanimité. Les deux extrémités, lorsqu’elles sont bien accordées, ne font entendre qu’un seul son, comme s’il n’y avait qu’une seule note. Si éloignées, elles ont cependant cette propriété de pouvoir vibrer ensemble comme aucune autre note, dans un unisson parfait. Elles ne font qu’un, comme l’homme et la femme qui ne font qu’une seule chair, pour reprendre une image bien connue. Mais il y a un problème. C’est que cette unité quasi miraculeuse, étonnante, est incapable de produire la moindre musique. Elle ne chante qu’une même note, du haut en bas du clavier. Pas de mouvement mélodique, pas de déplacement. L’image d’une communion prodigieuse mais stérile. Elle n’engendre qu’elle-même, du haut en bas. Toujours la même chose. On est bloqué. Il faut une mise en mouvement. Le plus grand intervalle musical est en fait un appel : il offre un espace pour qu’apparaisse autre chose. Ce sera la gamme, les sept degrés qui vont joindre les deux bouts.

C’est ici qu’apparaît le deuxième des intervalles fondamentaux de l’harmonie : la quinte. Comme son nom l’indique, ce nouvel espace est basé sur le chiffre cinq. Do, ré, mi, fa, sol : un, deux trois quatre, cinq. C’est bien facile, n’est-ce pas ? Mais observez bien, maintenant : lorsque je continue cette première quinte et que j’en ajoute une seconde, que va-t-il se passer ? Sol, la, si, do, ré. Avez-vous vu ? une nouvelle note est apparue. Ré, mi, fa, sol, la : encore une ! Et si je continue, toute la gamme finira par se déployer. La quinte, c’est l’intervalle qui génère toutes les autres notes. C’est comme l’arche d’Alliance. Les deux chérubins qui garnissent les deux extrémités du couvercle, comme les deux bouts de l’octave, se font face, se contemplent et leur communion immobile ouvre un espace où peut naître un chant nouveau, où peut surgir une Parole inattendue, génératrice de vie : un appel, une rencontre, de l’inédit, car la vie n’est pas la reproduction figée, à l’identique, de ce qui a cessé d’exister. N’est-ce pas aussi une image intéressante pour dire le mystère pascal : au cœur d’un face à face qui crée un unisson – autre image d’une communion fraternelle – laisser surgir une Parole éternelle capable de générer une nouvelle mélodie, une musique de vie imprévue, différente, qui vient remplir l’espace que nous lui offrons. Non pas une théorie à propos d’une parole, mais l’expérience de quelque chose de bien vivant, qui enfin nous met en route, comme l’irruption d’un instant d’éternité au cœur de notre relation, qui enfin nous fait accéder, ne fut-ce qu’une minute, à ce qui, en nous, dépasse ce qui n’appartient qu’aux contingences triviales de nos histoires prisonnières de la banalité du temps chronologique.

Pour approfondir tout ceci, je vous propose une citation d’un livre de Jérôme de Gramont, que nous lisons actuellement en communauté : « Le beau est toujours trop beau, lumière éblouissante, hors de toute mesure. Et si parfois nous rêvons de fixer l’instant qui passe, moment sublime et rare, c’est pour nous donner le temps d’entrer dans cette présence sans défaut, et de toucher une fois, ne serait-ce qu’une seule fois, l’insaisissable. Pour nous donner la chance de toucher une fois au moins, une seule fois peut-être, cet imperceptible — noyau vivant et secret plus souvent deviné que vécu. De sentir ce qu’est vivre. Et pour que notre cœur enfin se remplisse de joie. Une fois, une minute peut-être, mais une minute qui soit définitivement arrachée à la lassitude, cette figure quotidienne de la mort […] Et si vivre n’était rien d’autre que pouvoir naître à l’éternité ?[1] »

Le jeu de ces intervalles, nous le retrouvons dans notre office. L’octave apparaît dans le psaume soixante six, que nous chantons aux laudes du lundi (semaine deux), pour souligner l’unanimité des peuples dans l’élan de la louange. Octave et quinte, icône de l’arche d’Alliance, écrivent l’ « amen » final de l’antienne à la Bienheureuse Vierge Marie, réservée au temps pascal[2]. Quant à la quinte, elle est l’intervalle structurant du mode musical utilisé pour le cantique de Moïse[3], que nous prenons aux laudes de l’octave de Pâques. Mode traditionnel de jubilation, proclamant la libération vécue en Jésus ressuscité, « joie éternelle qui se livre au présent, tout entière. Tout entière donnée dans une présence »[4], moment merveilleux qui nous fait advenir enfin à nous-mêmes, passage de la mort à la vie.

[1] Jérôme de Gramont, La vie quotidienne, esquisses philosophiques. Lessius, éditions jésuites, 2019. Collection Donner raison – Philosophie, 72. Pages 22-23

[2] Liturgie des heures, Complies. Wavreumont 1995. Page 32

[3] Exode 15, 1-18

[4] Jérôme de Gramont, id. Page 23

Fr. Étienne Demoulin

Lectures de la messe :
Ac 2, 42-47
Ps 117 (118), 2-4, 13-15b, 22-24
1 P 1, 3-9
Jn 20, 19-31

APRÈS …

Avec l’accord de Frère Étienne, et compte tenu que cette période de confinement appelle un peu d’humour pour tenir bon. Un petit récapitulatif :

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