Depuis le début de l’année liturgique, nous cheminons avec Matthieu. Il va bientôt nous fausser compagnie, à l’occasion du carême, et laisser la place à saint Jean pendant trois dimanches, mais nous le retrouverons ensuite jusqu’à la fin de l’année. Alors, je vous propose une petite astuce pour bien comprendre et surtout pour savourer pleinement l’évangile de Matthieu. Il faut y chercher les paires, les éléments qui vont deux par deux. Je me suis parfois demandé si ce n’était pas pour ce motif que Matthieu a dédoublé certains de ses personnages : deux aveugles de Jéricho, deux démoniaques gadaréniens. Une espèce de clin d’œil au lecteur : cherchez les paires. Et puis parfois, un train peut en cacher un autre. Derrière le binôme se dissimule un troisième homme ou une autre paire, comme les deux autres aveugles de l’évangile, qui viennent compléter le tableau. Matthieu nous invite ainsi à enrichir la compréhension de chaque élément de son récit par une évocation d’un autre passage où nous l’avons déjà rencontré. Je me suis déjà livré ici à l’exercice, par exemple en comparant le songe de Joseph et celui de Madame Pilate. Si le cœur vous en dit, à vous de jouer.
Ainsi, dans l’évangile de ce jour, Jésus nous dit : Si quelqu’un te réquisitionne pour faire mille pas, fais-en deux mille avec lui. On ne rencontre le verbe réquisitionner nulle part ailleurs dans le Nouveau Testament, si ce n’est dans le récit de la Passion des évangiles de Marc et de Matthieu : En sortant, ils trouvèrent un nommé Simon, originaire de Cyrène, et ils le réquisitionnèrent pour porter la croix de Jésus (Mt 27,32). En lisant notre passage du discours sur la montagne à la veille de l’entrée en carême, nous sommes ainsi invités à porter notre regard, dès maintenant, vers le sommet du Calvaire.
Quand Matthieu écrit que Simon a été réquisitionné, il peut renvoyer ses lecteurs à une sentence de Jésus, leur suggérer, comme Luc le fera en d’autres termes, que Simon est le modèle du disciple. Un peintre s’est laissé inspirer, dirait-on, par ce rapprochement proposé par Matthieu. Il s’agit de Martin Feuerstein, né à Barr, en Alsace, en 1856. Devenu Allemand en vertu de l’annexion de l’Alsace, il fut anobli par le roi de Bavière et est donc connu sous le nom de chevalier Martin von Feuerstein. Il est mort à Munich en 1931. On lui doit le chemin de croix de l’église Sainte-Anne-im-Lehel à Munich (1898). Il en existe de nombreuses copies dans des églises de nos régions, la plus proche étant sans doute à Weisten, dans la commune de Burg Reuland[1].
À la cinquième station, Simon se charge de la croix de Jésus. Ses fils, Alexandre et Rufus, portent ses outils pour lui libérer les mains. Mais ce qui est original, c’est que Simon, très reconnaissable à son accoutrement, se retrouve avec Nicodème et Joseph d’Arimathie à la quatorzième station, pour la mise au tombeau. Martin Feuerstein suggère ainsi qu’il a pris au sérieux la parole de Jésus. Réquisitionné pour porter la croix jusqu’au sommet du Calvaire, il s’est encore chargé du crucifié pour le porter au-delà de la mort, jusqu’au jardin où il devait ressusciter. N’est-ce pas nous inviter à épauler notre Dieu, bien au-delà de ce qu’il requiert de nous, pour devenir avec lui les sauveurs du monde ?
[1] On peut en voir d’autres, notamment, à Habay-la-Neuve, à l’église Notre-Dame de Zonnebeke, à Ohlungen dans le Bas-Rhin et à Village-Neuf, dans le Haut-Rhin.
Fr. François Dehotte
Lectures de la messe :
Lv 19, 1-2.17-18
Ps 102 (103), 1-2, 3-4, 8.10, 12-13
1 Co 3, 16-23
Mt 5, 38-48