Il y a déjà quelques années, une question habitait le cœur de notre frère Hubert, alors qu’il préparait une homélie commentant le passage de l’évangile de Jean où Nicodème interroge Jésus : « Un homme âgé peut-il retourner dans le sein de sa mère et naître de nouveau ? » Naître, qu’est-ce que c’est en fin de compte ?
Bien sûr, ce serait prétentieux de ma part de vous affirmer que, finalement, j’ai la réponse. Non, évidemment. Comment pourrais-je oser prétendre connaître la réponse ? Mais au moins, j’ai la question. C’est déjà ça, me direz-vous … Disons que c’est un bon début.
Car on pourrait tourner les choses autrement. Peut-être que la naissance, c’est précisément quand on accepte de se risquer dans le pays des questions, et de s’éloigner quelque peu de l’univers des réponses. L’enfant qui s’ouvre à la vie est plein de questions. C’est tellement vrai que cela va même caractériser une phase de son développement : Comment va votre fils ? Oh, il est à l’âge du « pourquoi ? »…
Et peut-être que la naissance de Dieu en nous, est liée, elle aussi, aux questions que nous portons, et qui, sans doute, nous conduiront également là où notre Dieu nous met au monde, c’est à dire, où il veut nous faire exister, rejoignant au plus profond de nous, le désir d’être dont chaque question, même la plus banale, est cependant et mystérieusement le reflet. Le Dieu de la vie, de la naissance de la vie, ne serait-il pas Celui qui porte avec nous nos questions, et nous invite aussi à accueillir les siennes ?
Une histoire. Je la tiens de Patrick Levy, mais elle lui vient de son maître Isaac Goldman. Il la relate dans un beau livre dont le titre est : « Le Kabbaliste ».
« Imagine un enfant et sa mère dans un parc public. L’enfant demande à sa mère en regardant un homme :
« – Pourquoi le monsieur il porte un chapeau ?
« – Pour se protéger la tête du froid, répond la mère.
« – Pourquoi ? poursuit l’enfant.
« – Pour ne pas avoir froid et tomber malade.
« – Pourquoi pas tomber malade ?
« – Pour ne pas souffrir et mourir.
« – Pourquoi ne pas mourir ?
« – Pour vivre !
« – Pourquoi vivre ?
« N’importe quelle série de questions commençant toutes par « pourquoi » aboutit inévitablement à une question existentielle. J’étais cet homme qui portait un chapeau. J’ai répondu à l’enfant :
« – Jadis, avant que tu sois né, tu étais sans corps, comme un désir d’être…
« – C’est quoi un désir d’être ? me rétorqua l’enfant du tac au tac.
« – Tu vas voir.. Tu étais toi, mais sans tes mains, sans tes jambes, sans ta tête, sans ta bouche et tes yeux et tes oreilles, sans ton corps. Pour être ici, dans le monde, tu avais besoin d’un corps. Tu voulais la vie que tu vis ici, en ce moment, et tu voulais un corps, et tu voulais devenir un enfant et tu voulais grandir. Tu as voulu avoir un papa et une maman, rencontrer beaucoup d’autres enfants, manger des glaces au chocolat … Alors, tu es venu dans le monde.
« L’enfant réfléchit un moment.
« – Mais pourquoi ? Pourquoi ?
« – Pour demander pourquoi je porte un chapeau et beaucoup d’autres pourquoi.
« L’enfant resta silencieux, apparemment satisfait, puis il se tourna vers sa mère :
« – Tu m’offres une glace au chocolat ?
« – Pourquoi ? lui rétorqua sa mère.
« – Parce que le monsieur, il porte un chapeau !, répondit l’enfant.
Rabbi Isaac fit une pause avant de conclure : « Dans cette histoire, il y a l’histoire de la vie. À la fin, l’enfant ne pose plus un « pourquoi », il exprime un désir.
Regarde bien ! Derrière tous nos désirs, quels qu’ils soient, il y a le désir de vivre et ce désir exprime celui d’être. Ce désir d’être, Dieu, le Grand Pédagogue, nous dit qu’il existait avant même notre naissance, qu’il est la cause de notre naissance[1]. »
Cette histoire m’impressionne. Et je me suis rappelé que les premières questions qui surgissent au cœur du texte biblique, questions si simples et si fondamentales, c’est Dieu qui les pose, ce Dieu amoureux toujours à la recherche de l’homme, ce Dieu qui n’est pas en paix tant qu’il ne nous a pas rencontrés, et, ajouterai-je, tant qu’il ne s’est pas incarné, se faisant l’un de nous pour vivre avec nous ces interrogations si essentielles : « Où es-tu ? Où te caches-tu ? » Et un peu plus loin : « Où est Abel, ton frère ? Où est l’autre moitié de ton humanité ? »
Et je me répète à moi-même : « Regarde ces questions. Vois le désir qui les habite. Va à la racine la plus profonde de ce désir, ce désir qui est la source de toute existence, vois le feu dont ce désir est une étincelle, reconnais le buisson ardent de ce feu qui ne consume pas : À ce moment, toi aussi, tu regardes Dieu, tu le laisses naître en toi[2]. »
[1] Patrick Levy. Le Kabbaliste, rencontre avec un mystique juif. Pocket, Paris 2004. Nouveau tirage 2017. Pages 61-62
[2] Idem. Page 65
Fr. Étienne Demoulin
Lectures de la messe :
Is 52, 7-10
Ps 97 (98), 1, 2-3ab, 3cd-4, 5-6
He 1, 1-6
Jn 1, 1-18