Souvent, dans nos temps de prière, à Chucuito au Pérou, nous regardons le petit reliquaire de Saint Remacle de notre chapelle. Le frère Étienne nous l’avait offert, de la part de nos frères de Wavreumont, lors de l’inauguration de notre monastère en 1998.
Pour moi, en particulier, cette présence est toute une leçon de choses. Depuis les origines, et de génération en génération, la double marque de notre saint fondateur (la précarité et l’entêtement) nous poursuit d’une communauté à l’autre. Toute l’aventure de Remacle est marquée de ce sceau profondément évangélique et croyant. Et nous sommes heureux d’en être encore aujourd’hui les modestes témoins, ici à Wavreumont comme au Pérou.
Dans la Tradition bénédictine, cela s’appelle l’humilité. Pour Saint Benoît, l’humilité précède la sainteté et j’oserais affirmer qu’elle la dépasse infiniment. La Sainteté est, finalement, un mirage narcissique. L’humilité un travail ardu, celui que proclame l’une de nos devises : « Ora et Labora ».
La Règle bénédictine, avec son réalisme impénitent, nous avertit qu’il ne sert à rien d’être appelé saint avant de l’être. Et l’atelier où l’on travaille sur soi-même toute une vie c’est l’humilité, colonne vertébrale de l’intuition monastique.
Hélas, la pauvre humilité a, elle aussi, été bien malmenée. On l’a trop longtemps identifiée avec l’humiliation, l’auto-négation, tellement contraires à la beauté de notre vocation de créatures et au regard admiratif que Dieu pose éternellement sur nous. Mais, en référence aux lectures de ce dimanche, et dans l’Esprit de Saint Benoît il s’agit, ni plus ni moins, d’apprendre à tenir sa place dans le monde.
Humilité et « humus » sont intimement liés. Faire connaissance avec notre humus, l’aimer et le modeler patiemment : c’est cela l’école monastique. Se tenir debout sur sa propre terre ! Apprends à connaître et aimer ta place dans le monde, semble dire Jésus aux invités.
Et notre terre Wavreumontoise tout comme celle de Chucuito ou Ñaña à Lima, sont encore celles de Saint Remacle : précarité infinie et entêtement dans la recherche assidue de l’amour, de Dieu et de son mystère ! Dans cette foi têtue, comme dit la lettre aux Hébreux ce matin, il y a longtemps que nous avons abandonné les illusions des manifestations spectaculaires, si peu en consonnance avec l’évangile et notre simple réalité. Nous leur préférons la laborieuse construction, et reconstruction permanente, des relations communautaires, éphémères et fragiles certes, mais mystérieusement fécondes dans l’a priori du pardon mutuel.
Dans ce choix modeste pour l’autre, et spécialement pour le plus petit, il nous faut réapprendre à changer de place, ou mieux, à retourner à notre vraie place. Il n’est pas évident de descendre, encore et encore, pour qu’en toute chose l’autre puisse monter. C’est là le secret éternel de l’amour véritable, de l’amitié pour l’époux à la manière de Jean Baptiste avec Jésus, secret jamais pleinement révélé ni pleinement acquis.
Ce style si typiquement « remaclien » passe curieusement par le risque permanent, l’échec prévisible et assumé à l’avance, la fuite même, quand la menace des conflits de pouvoir risque de nous détourner de l’humus. Saint Remacle tout comme Saint Benoît et surtout Jésus, ont dû fuir des embûches du pouvoir, de l’envie et du mensonge.
Mais cela ne les a jamais empêchés de recommencer ailleurs, conscients que leur fragilité était la porte royale de la grâce. Oser la grâce dans l’infime, voilà le don que nous recevons chaque jour des pauvres, à condition, comme dit Jésus à ses interlocuteurs pharisiens, de ne pas les laisser à la porte, mais de leur donner les places d’honneur à notre table.
En ces temps d’extrême précarité pour les humains, pour l’Église et les disciples de Jésus, il est urgent de nous ré-initier à l’audace folle des pionniers, l’audace de la dernière place. C’est ce que, dans notre communauté du Pérou, nous appelons, depuis quelque temps, « l’entêtement de Dieu » qui est aussi l’expression de son humilité follement passionnée d’humanité.
Fr. Simon-Pierre Arnold