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Quand j’étais tout petit, à l’école – le Collège Épiscopal Saint Victor à Fleurus -, la maîtresse nous avait un jour expliqué ce qu’était la Trinité. Elle avait pris trois allumettes qu’elle avait allumées ensemble, puis avait joint les trois flammes, qui désormais n’en faisaient plus qu’une seule. Trois minuscules bouts de bois, mais une seule lumière qui les réunissait comme si cela allait de soi, dans l’évidence d’une clarté unique. Nous, les enfants, nous avions tout compris ! C’est si simple, la Trinité : comment peut-on se casser la tête avec des complications qui font d’une chose si naturelle un problème ?   Il n’y a que des adultes pour trouver cela bizarre, n’est-ce- pas ? Les grandes personnes sont-elles encore capables de s’émerveiller, au lieu de démolir ce qui s’offre à elles, avec des raisonnements compliqués et des mots difficiles qui croient pouvoir tout expliquer, alors qu’il suffit d’ouvrir les yeux et d’accueillir ce qui vient avec gratitude, sans vouloir le contrôler et le maîtriser ? La vie peut-elle se laisser enfermer dans nos raisonnements ? Ne faut-il pas conserver au moins un peu d’innocence, d’ingénuité, de naïveté ?

Cela dit, s’il est vrai que nous n’arriverons jamais à mettre le mystère en formules mathématiques ni à en expliquer les moindres recoins, nous savons par ailleurs que, dans ce que nous appelons « Trinité », se cache et se dévoile le cœur d’un Dieu qui ne trouve sa joie que lorsque nous entrons avec lui dans la ronde de son amour, un Dieu qui n’aime pas la solitude et vient nous prendre par la main pour nous introduire dans l’intimité des relations qui le font vivre. C’est comme un vieux bédouin qui nous convie dans sa tente pour partager avec lui une tasse de ce délicieux thé à la menthe qu’on ne saurait consommer sans le plaisir de le faire goûter à l’hôte de passage. En hébreu, le mot « hôte » n’existe pas : c’est le mot « invité » qu’on traduira ainsi. J’aime cette idée que dans cette langue, un hôte est toujours…un invité. Cela me donne à penser.

La Trinité, c’est l’histoire de ce Dieu transcendant qui, sans cesser d’être qui il est, sans quitter son altérité, veut cependant se jouer lui-même, jouer son existence au cœur de notre histoire. Transcendant, tout autre, cela ne veut pas dire lointain, hors de portée, extérieur. Nous pensons parfois que pour être proches, il faut être semblables. Mais je pense que c’est plutôt là où s’exprime la différence, la spécificité de chacun, ce qui en fait quelqu’un d’unique et donc d’irremplaçable, que la vraie proximité prend tout son sens. Le Dieu Père n’est pas celui qui engendre un clône : ce serait une divinité bien égoïste, qui n’aime l’autre que là où l’autre lui ressemble. On ne trouverait là qu’une manière différente de n’aimer que soi. Le Dieu Père, le Dieu créateur de toute vie, laisse au contraire un espace pour que se mette à grandir ce qui n’est pas lui, et qu’il va pouvoir rencontrer et aimer. Faire une place pour l’altérité, lui donner sens, la chérir, voilà le mystère de la paternité de notre Dieu.

Ce visage d’un Dieu proche trouve une expression toute particulière dans la figure de Jésus. Avec Jésus, l’engagement divin se fait pour ainsi dire excessif, il se pousse aussi loin qu’il est possible, il se donne tout entier, il se livre jusqu’à se nier lui-même, il quitte définitivement l’image d’une tout-puissance impériale qu’on lui renvoie si volontiers, et fait l’option d’une vulnérabilité qui se risque sans rien conserver pour lui, sans défense. En même temps, paradoxalement, c’est là, avec lui, jusque dans cette impuissance incompréhensible, que l’univers peut reprendre son aventure et s’ouvrir à la plénitude de la vie alors que nous pensions peut-être que tout était perdu.

En Jésus, ce n’est pas un autre Dieu que le Père, ni une partie de lui, qui se fait proche : c’est le Dieu Transcendant lui même qui se dévoile et qui vient. C’est tout Dieu que nous contemplons en Jésus, c’est tout le drame divin qui se réalise en lui. Jésus n’est pas extérieur au Père, il est la visibilité du Père qui répare et guérit sa création blessée, et qui l’ouvre à sa perspective ultime, éternelle. Au cœur de la plus extrême faiblesse, une lueur d’éternité diffuse son éclat, un engendrement nouveau rend à l’univers une fécondité inattendue. Comme le dit un psaume : « la stérile de la maison, il la fait asseoir, mère des fils, joyeuse ![1] »

Mais cette dramatique divine ne nous est pas étrangère, comme si nous n’y avions aucune part. Elle ne se déroule pas sans nous, comme si nous en étions simplement les spectateurs, attendant passivement que tout s’achève et que nous en soit donné le bénéfice. Elle nous emporte dans son mouvement, elle nous le fait vivre de l’intérieur, elle nous en fait les participants, elle ne subsistera pas hors de nous. Notre Dieu ne garde pas jalousement pour lui seul ce qui lui appartient : il le communique, le donne , l’offre et le partage du plus profond de sa générosité amoureuse. Il crée en nous un cœur nouveau, il fait tomber les écorces qui si souvent opacifient l’étincelle divine qui brille et répand sa lumière au profond de chacune de nos âmes. Il nous met en chemin. Mais ce chemin n’existera que si nous voulons bien le tracer. Notre Dieu a besoin de nous pour que ce voyage se concrétise.

N’est-ce pas là le mystère de l’Esprit ? Lumière qui fait voir les choses autrement, qui dévoile une perspective inattendue, pleine de joie, sans doute, mais de gravité aussi, car c’est de la vie et de son déploiement dont il s’agit, de ce projet de vie que notre Dieu a inscrit en nous et qu’il nous confie à nouveau chaque jour. Souffle vivifiant, pour reprendre une image que Jésus aime utiliser, et qui, dans les langues sémitiques, rappelle que si Dieu est Père, il est aussi Mère (souffle, dans ces langues, est au féminin). Souffle divin qui nous met au monde autrement, qui nous inscrit dans cet univers comme porteurs d’une manière de vivre différente, celle d’un Dieu paradoxal qui ne croit pas à la force arrogante qui écrase, mais à la fécondité de ce qui est petit et humble.

Et quel serait le signe de cette vie de l’Esprit en nous ? Ne serait-ce pas lorsque vient à nous cette question : Comment donc rendre une âme à notre terre ?

[1] Psaume 113 (112), 9

Fr. Étienne Demoulin

Lectures de la messe :
Pr 8, 22-31
Ps 8, 4-5, 6-7, 8-9
Rm 5, 1-5
Jn 16, 12-15

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