Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais, en ce qui me concerne, je trouve que parler du commandement nouveau d’amour, que Jésus nous laisse en héritage, ce n’est pas facile. Comment ne pas tomber dans ce qui est rabâché à ce sujet depuis des siècles, comment résister aux assauts de lieux communs sur la beauté et la grandeur de l’amour, qui finissent par en faire un discours aussi creux qu’ennuyeux ? Sous l’inspiration du frère Pierre, qui a entamé son homélie la semaine dernière par un chant, j’aimerais commencer ce petit moment de réflexion, moi aussi, par un refrain célèbre composé en 1930 par Jean Lenoir. C’est plus profane, mais cela montre bien aussi que les chrétiens n’ont pas le monopole de l’amour, qui est, vous pouvez facilement le remarquer, le thème par excellence de la chanson de variété à toutes les époques : « Parlez-moi d’amour, redites-moi des choses tendres… »
Frère Renaud m’a montré il y a quelque temps un beau texte de Nietzsche qui pourrait servir de point de départ pour cette homélie. Il parle du domaine musical, où, dit-il, il faut avant tout apprendre à entendre une figure, une mélodie. L’auditeur est confronté à quelque chose de nouveau, d’étrange, face à quoi il est nécessaire d’user de patience et même, ajoute l’auteur, de tendresse pour ce que cette musique surprenante a de singulier. Peu à peu, on s’y habitue, on commence à l’aimer, et vient alors le moment magique où l’étrangeté se dévoile et offre le cadeau de son originale beauté. Comme dit encore Nietzsche, c’est là sa gratitude pour notre hospitalité. L’amour doit s’apprendre, conclut-il[1].
Cette étape essentielle d’un amour qui naît, grandit et peu à peu se déploie, je l’appellerais : émerveillement. Mais je désire encore explorer d’autres aspects.
Du point de vue biblique, l’amour n’est pas d’abord un sentiment, mais un agir. Cela consiste en une acceptation fondamentale de l’autre dans sa différence, qui peu à peu ouvre et construit la confiance, et plus profondément encore, découvre le sens de la personne aimée comme de celui qui aime. Non pas le sens de ce qu’on fait, de ce qu’on projette ou de ce qu’on vit, mais celui de toute existence dans ce qu’elle est, sans autre raison que : c’est cette personne là, tout simplement. Dans cette démarche, nous pouvons aimer l’autre pour nous-mêmes, parce que nous y trouvons ce qui nous fait grandir, parce qu’il nous enrichit du trésor de son être partagé et nous fait comprendre qu’il est bon d’exister tels que nous sommes puisque, pour lui, cela est aimable. Il y a là quelque chose d’infiniment précieux.
Toutefois, une autre expression de l’amour se profile encore, au détour de l’un ou l’autre texte. Il y a bien longtemps, dans un pays lointain, vivait un homme qui, un jour, perçut en lui un curieux appel. Nous le connaissons, cet homme-là, car son histoire est venue jusqu’à nous : il se nommait Abraham, et une voix mystérieuse résonna à ses oreilles : « Va pour toi ! » Non pas : « Va, car j’ai pour toi un projet, et tu deviendras quelqu’un d’important dont on parlera encore longtemps, et grâce à toi je serai connu dans le monde entier. » Mais : « Va pour toi, vers une terre nouvelle et encore inconnue. » Notre Dieu, ce Dieu d’amour et de miséricorde qui cherche à faire alliance avec toute l’humanité, aurait pu dire que l’aventure dans laquelle Abraham allait se risquer, serait pour lui, Dieu, ce qu’il espérait et attendait. Mais ce n’est pas ce qu’il exprime dans la brève interpellation qu’il lance à son ami Abraham. Il ne lui dit pas : « Va pour moi ! », mais bien : «Va pour…toi ! »
L’amour pour l’autre, non pas pour soi. L’amour qui d’avance, ose une totale dépossession. L’amour qui court le risque de perdre l’être aimé, car il refuse de se l’approprier. L’amour qui ne désire pas aimer pour être récompensé, mais pour que l’autre découvre son chemin. C’est cet amour-là que nous retrouvons dans les paroles de Jésus, lorsqu’il interpelle ses disciples en leur disant que s’ils aiment ceux qui les aiment, ils ne font rien d’extraordinaire, et en les invitant à se rapprocher de ceux qui ne peuvent pas rendre ce qui leur est donné, peut-être parce que l’amour ne se marchande pas, comme le dit autrement le Cantique des Cantiques. Amour si extraordinaire ? Qui sait ? Mais combien de parents ne font-ils pas tout ce qu’il faut pour qu’un jour, les enfants volent de leurs propres ailes et quittent la maison pour devenir qui ils doivent être ? Et quelle joie n’éprouvent-ils pas ? N’est-ce pas la même joie que pourrait ressentir notre Dieu, lorsque nous, ses propres enfants, pouvons grandir, et prendre à pleines mains, à notre manière, la vie qu’il nous donne pour nous, non pour lui ?
Mais encore… Aimer l’autre pour lui-même, qu’est-ce que cela veut dire ? C’est comme cette autre phrase célèbre : aimer son prochain comme soi-même… Est-ce que cela signifie : accepter tout ce qui passe par la tête de l’autre, puisque je me sens pour ma part le droit de faire et de penser tout ce que je veux ? Soutenir la liberté infantile qui exige de réaliser tous ses caprices, peut-on appeler cela, aimer l’autre comme soi-même ou pour lui-même ?
Pour les rabbins, il s’agit d’autre chose, on le devinera facilement. Il faut aller au plus profond, jusqu’au don que notre Dieu inscrit dans le cœur de chaque être humain, et qui constitue l’énergie profonde de son âme –cette étincelle divine qui en fait un homme-[2]. Comment découvrir en chacun cette étincelle fondamentale et brûlante qui dort peut-être sous la cendre de nos histoires et que le rythme de nos vies ne permet pas toujours de devenir incandescence ? Aimer son prochain comme soi-même ou pour lui même, c’est réveiller les étincelles, les faire émerger, libérer l’éclat divin, le laisser nous mener au-delà de nous, discerner que chaque âme est une promesse d’éternité, une capacité transformatrice, pas seulement pour elle, mais pour le monde entier, si on y réfléchit bien. Aimer l’autre pour lui-même ne consiste donc pas seulement à le désirer tel qu’il est aujourd’hui, mais tel qu’il pourra être et devenir, tel que le potentiel évangélique pourra le révéler, si je puis ainsi parler.
C’est ce que saint Jean appelle déjà la vie éternelle, me semble-t-il. En hébreu, cela se traduit : vie de ce qui est éternel. Cela m’interpelle, personnellement : comment laisser ce qui est éternel vivre en nous déjà aujourd’hui, et introduire nos existences dans ce qui est fait pour demeurer à jamais ? Pour un père de l’Église, saint Basile, cela consiste à affirmer que chacun est comme un trait du visage de Jésus, que tous ensemble nous dessinons, ou plutôt, que l’Esprit Saint dessine grâce à la communauté que nous formons, et qu’il offre au monde lorsque nos cœurs se laissent unir et unifier par la force de son amour[3].
Fr. Étienne Demoulin
[1] Texte complet en annexe
[2] Adin Steinsaltz. La rose aux treize pétales, introduction à la cabbale et au judaïsme. Albin Michel, collection « Spiritualités vivantes », Paris 2012. Page 18.
[3] Saint Basile. Les règles monastiques. Editions de Maredsous, 1969. Grandes Règles, question 7, pages 63 à 68.
Lectures de la messe :
Ac 14, 21b-27
Ps 144 (145), 8-9, 10-11, 12-13ab
Ap 21, 1-5a
Jn 13, 31-33a.34-35