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Marc Chagall – Moïse et le buisson ardent

Les textes que la liturgie nous propose aujourd’hui sont particulièrement riches, et demanderaient des développements qu’une homélie ne peut se permettre. Je pense que l’extrait de l’évangile contient un enseignement essentiel, qui fait éclater bon nombre d’images de Dieu auxquelles nous serions parfois tentés de revenir : ce Dieu tout puissant, sorte de superman céleste à même de résoudre tous nos problèmes, juge sévère constamment en train de nous surveiller pour voir si nous sommes obéissants à ses règlements, prêt à nous punir en cas d’infraction. Un Dieu arbitraire, qui a tout déterminé d’avance, auquel nous n’avons plus qu’à nous soumettre sans discussion. Nous pensons souvent être délivrés de la prison spirituelle de ces vieilles représentations, mais pour ma part, je sais bien qu’elles sont là, cachées en moi, prêtes à se réactiver sans que j’en aie toujours conscience. Le Dieu auquel Jésus se réfère, celui qu’il nous fait connaître, le vrai, non celui de nos fantasmes, n’est pas celui-là. Peut-être n’est-ce pas pour rien que les experts qui ont élaboré notre lectionnaire, ont choisi pour première lecture l’épisode du buisson ardent, où ce même Dieu dit son nom et vient ainsi à notre rencontre. Regardons cela d’un peu plus près.

Moïse est dans le désert de Madian. Voici de nombreuses années, il a dû fuir l’Egypte, après une sombre histoire de meurtre qu’il a cherché à cacher, mais qui a été découverte quand même. Il a refait sa vie au milieu des bédouins, il s’est marié et des enfants lui sont nés, et le voici maintenant gardien du troupeau de sa belle famille. La routine, en quelque sorte. Puis, dit le texte, il passe au-delà du désert. Littéralement, derrière le désert. Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire : y a-t-il quelque chose derrière un désert ? Après le vide, le rien, derrière ce lieu qui signifie la marge par excellence, le bout du monde vivant, peut-il y avoir un nouvel espace ? Le désert –nos déserts- nous conduisent-ils autre part, s’ouvrent-ils à un « après », peuvent-ils s’ouvrir à un « après », n’étaient-ils pas un vide désespérant ne débouchant sur aucun « après » ? Qu’avons-nous à accueillir, quelle surprise se prépare-t-elle pour nous derrière le désert ? Quelle rencontre fondamentale ?

Derrière le désert, il y a donc le buisson. En fait non. Derrière le désert, il y a d’abord un feu. Le feu est dans le buisson, sans doute, mais en premier lieu, c’est le feu. Un feu bien spécial, parce que, selon le texte hébreu, il ne mange pas le buisson. Ce n’est pas que le buisson ne se consume pas. Cette petite plante tout sèche, comme on en trouve dans ce désert-là, prête à flamber en un instant, si fragile, en somme, si vulnérable, on dit qu’elle est incandescente d’un feu qui ne la mange pas. Il y a entre le feu et le buisson une relation qui ne détruit pas le buisson. Le feu n’est pas destructeur. Il illumine le buisson qui peut laisser voir le feu, un feu qui ne remplace pas le buisson, qui ne se substitue pas au buisson. Il n’y a pas, ou bien le feu ou bien le buisson : il y a un feu qui donne un autre éclat au buisson, qui habite le buisson et le rend ardent, sans le manger.

Moïse se tient là. Il s’est écarté pour voir, pour discerner ce qui apparaît dans cet événement mystérieux. Il veut écouter. Il est disponible à l’inattendu, il est prêt à dialoguer. Cet homme impulsif, brutal à l’occasion, radical, pourrait-on dire, assoiffé de justice au point de vouloir la faire respecter en tuant s’il le faut, cet homme de certitudes solides -mais qui a échoué-, après quarante ans passés dans le désert, cet homme a changé. Le vrai Moïse se dévoile, capable d’entendre, capable de faire place à un autre, au Tout autre qui l’appelle. « Moïse, Moïse ! », lui murmure ce Dieu-là, deux fois, comme ça, pour lui rappeler qu’il y avait encore quelqu’un qui l’aimait et qui connaissait son nom et qu’il en avait un[1].

Mais l’enseignement n’est pas fini. Avant de donner à Moïse une importante mission et de le renvoyer en Egypte, il y a encore un préalable à assurer. Moïse doit retirer ses sandales et découvrir la spécificité du lieu où il se tient. « Une terre sainte », nous dit la traduction. Le texte hébreu est plus difficile, mais plus parlant : « une argile de sainteté ». Mais que peut donc bien signifier tout cela ? Pour un oriental de cette époque ancienne, symboliquement, les chaussures représentent deux choses : le statut de propriétaire, et puis surtout, le pouvoir politique. Il y a donc un endroit où Moïse ne peut rester que s’il se dépouille de ces deux attitudes : l’emprise de celui qui prend possession et l’exercice d’une autorité à laquelle tous doivent se soumettre. S’il retire ses sandales, il entre alors en contact avec cette fameuse « argile de sainteté ». L’argile, c’est l’humus dont l’homme est tiré. Quant à la sainteté, on pourrait traduire ce mot par « la séparation qui crée la différence ». C’est la capacité de rétablir la relation entre terre et ciel, sans les mélanger, afin que la réalité retrouve son ouverture fondamentale à ce qui est au-delà d’elle, retrouve son véritable sens, celui qui la pousse vers l’avant au lieu de l’enfermer sur elle-même. L’argile de sainteté, c’est le cœur de l’humain, là où l’altérité divine libère l’homme et révèle qu’il est toujours plus que ce qu’on peut saisir de lui. L’homme n’est pas emprisonné dans son passé : il a encore à apparaître, car il est l’aimé d’un Dieu qui, lui-même, n’est pas figé, mais ne cesse d’advenir.

C’est d’ailleurs ce que dit le nom étonnant que Dieu va confier à Moïse. Là encore, la traduction affaiblit le texte originel et installe un malentendu. En effet, en livrant ce nom qui n’en est pas vraiment un, Dieu ne se définit pas, ne dit pas ce qu’il est, ne se donne pas à regarder comme une sorte d’objet d’étude livré au microscope de la science moderne. Dieu n’explique pas le contenu de son mystère, il dit tout simplement qu’il va se trouver là[2] : « Je vais être là en tant que je vais être là. » Mieux traduit encore : « je commence à être là en tant que je commence à être là ». Plus brièvement : « je viens en tant que je viens ».

En d’autres termes, on ne peut pas mettre la main sur lui. Cependant, dès que Moïse rencontrera ses frères, les fils d’Israël, et leur annoncera ce qu’il a appris au buisson ardent, que ce peuple d’esclaves est en fait la véritable argile de sainteté, alors ce Dieu-là se mettra à venir, comme celui qui fait émerger l’authentique « être là » de ce ramassis de gens sans autre existence que celle qu’on leur impose, et les invitera à une fête qui ne connaîtra pas de fin.

[1] Emile Ajar. La vie devant soi, pages 154-155.

[2] Martin Buber. Une nouvelle traduction de la Bible. Bayard 2004. Pages 77 et suivantes.

Fr. Étienne Demoulin

Lectures de la messe :
Ex 3, 1-8a.10.13-15
Ps 102 (103), 1-2, 3-4, 6-7, 8.11
1 Co 10, 1-6.10-12
Lc 13, 1-9

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