Pour commencer, chers frères et sœurs, je vous propose un petit exercice: Fermez les yeux quelques secondes. Quand je vous dis le mot » ennemi « , quel visage voyez-vous apparaître sur l’écran de votre imagination. Je suppose que la toile ne reste pas vide et qu’une ou deux silhouettes vous rappellent à l’un ou l’autre conflit. Et oui, la fréquence du mot « ennemi » dans le psautier et la réalité des conflits dans notre vie personnelle nous montrent que l’inimitié fait partie de notre condition humaine. On ne peut pas plaire à tout le monde. Et dans la première lecture, David ne plait pas du tout à Saül. Ce dernier se met en route, non pour la vie, mais pour descendre dans son ressentiment: depuis que les femmes préfèrent les exploits de David à la personne du roi, la relation des deux hommes tourne au vinaigre. L’animosité de Saül pour David l’obsède et l’empêche de gouverner, de répondre valablement à sa vocation de messie. La jalousie est une maladie de l’acceptation de soi, du manque de confiance en soi et en la vocation que Dieu nous assigne. La proposition d’Abishaï est de faire à Saül ce que l’on fera plus tard à Jésus: » Laisse-moi donc le clouer à terre… »
Figeons-le dans notre conviction qu’il ne pourra pas changer et dans notre jugement sur lui.
Mais David remet les armes au fourreau et les cadrans solaires à l’heure: il renonce à la violence parce qu’il voit en son ennemi une trace du divin ( sa vocation messianique ). De plus, le texte et Dieu lui-même ne semblent pas désespérer de la conversion du roi, puisqu’on nous dit que le Seigneur avait fait tomber sur eux un sommeil mystérieux, une torpeur, tardemah, mot assez rare qu’on retrouve chez Adam lors de la création de la femme et chez Abraham lors de l’alliance avec Dieu et de la circoncision. Ces personnages sont plongés par Dieu dans leur inconscient pour qu’ils se réconcilient avec leur manque et le découvre comme appel d’ouverture à l’altérité et effondrement de l’illusion de la totalité, de la fusion. C’est le rôle d’Eve et de Sarah comme vis-à-vis, mais si l’on se ferme à cet ajustement de l’être dans la relation, alors l’autre ( la femme en l’occurrence ) devient l’ennemi et pour m’en débarrasser je risque de le déshumaniser. Si je ne suis pas réconcilié avec ma faille, l’autre qui me renvoie à ce point faible devient à mes yeux un ennemi, et il s’agit bien souvent de la femme, du juif, de l’étranger, du migrant, du pauvre, de la personne handicapée.
Intéressante aussi l’attitude de Moïse avec l’égyptien qui a frappé un hébreu: il regarde à gauche, dans le passé de l’égyptien et n’y perçoit aucune trace d’humanité; il regarde à droite, dans le futur de l’égyptien et n’y décèle aucun signe d’humanité, alors il le tue. Il devra réconcilier en lui l’égyptien et l’hébreu en s’ouvrant à un troisième qui est Dieu, le buisson ardent, sa Parole, son Nom… Renoncer à croire que la vengeance m’appartient, renoncer au dualisme et une illusoire pureté morale qui serait de mon côté et absente chez mon ennemi…
Long travail de la parole et de la conversion dont parle Paul dans la seconde lecture par la belle image de la maturation spirituelle du premier homme fait d’argile jusqu’au dernier homme céleste, image du Christ qui couronne la croissance humaine. Une sculpture romane de la cathédrale d’Autun représente le Christ en train de créer Adam en le modelant à son image: c’est le reflet de notre vie spirituelle: chaque fois que nous écoutons la parole, que nous l’interprétons, que nous la mettons en pratique, que nous choisissons l’amour plutôt que la haine, que nous laissons l’ennemi advenir à lui-même par le don de la patience, nous nous laissons modeler à l’image du Christ.
L’évangile nous le dit clairement: aimez vos ennemis… pour ressembler à Dieu qui aime tout homme, et l’évangile nous fait remarquer que nos ennemis, que les pécheurs sont aussi capables d’amour ou de faire le bien… En latin ecclésiastique, le mot ennemi, Inimicus a pris une majuscule et est devenu le terme privilégié pour désigner le démon. Cela veut dire que nous n’avons qu’un seul ennemi à combattre, c’est le mal.
Nos opposants humains sont comme nous des victimes du Mal et du système de domination par lequel il manipule les peuples, les communautés, les familles, les individus… Seul l’amour est capable de retourner les cœurs et d’ouvrir les yeux. Bien sûr ce principe fondamental ne pourra s’appliquer de façon naïve, mais devra s’adapter aux circonstances du terrain, veillant toujours à sauver et à protéger les victimes d’agresseurs irraisonnés. Pourtant même le bourreau peut un jour lâcher sa proie et implorer son pardon. Jésus y a cru sur la croix, c’est pourquoi il continue à nous demander d’aimer nos ennemis et de faire du bien à ceux qui nous persécutent.
Fr. Renaud Thon
Lectures de la messe :
1 S 26, 2.7-9.12-13.22-23
Ps 102 (103), 1-2, 3-4, 8.10, 12-13
1 Co 15, 45-49
Lc 6, 27-38