Nous voici arrivés au dernier dimanche du cycle de Pâques. Peu à peu, les cinquante jours qui séparent la nuit pascale de la fête de Pentecôte, arrivent à leur terme. Nous sommes pour ainsi dire dans une sorte de vide. Le temps lumineux, plein des apparitions du ressuscité, laisse la place à un entre-deux, un creux : les dix jours qui suivent la disparition de Jésus, avant l’irruption de l’Esprit de Sainteté.
Après le deuil du samedi saint, qui précédait la grande rencontre du Ressuscité et les quarante jours pleins de sa mystérieuse présence, c’est un nouveau deuil qui se présente à nous cette fois, promis à quelle expérience de vie nouvelle, à la respiration de quel air nouveau, de quel parfum inédit, qui donnera la force de tracer avec audace quel chemin inconnu ?
Mais Jésus pourrait-il nous faire avancer s’il restait toujours là, comme au temps de sa vie terrestre ? Les parents peuvent-ils enseigner à leurs enfants comment marcher, s’ils les tiennent constamment par la main ? Bien sûr, lorsqu’on est seul, on ne peut éviter le risque de la chute. Mais qui a le plus peur : le tout petit qui a envie de se redresser et de former tant bien que mal son premier pas, ou les parents qui se demandent s’il va se blesser lorsqu’il trébuchera ?
Et nous, pourrons-nous accéder à la partie la plus profonde de notre être, à ce lieu mystérieux où notre Dieu fait éclore notre vraie vie, à la fine pointe de notre âme, selon la belle expression de saint Grégoire de Nysse, si Jésus ne s’éloigne pas ? Ne serait-ce pas là une des plus folles tentations ? « Ne me retiens pas », dit Jésus à Marie. Ne nous le répète-t-il pas également à chacun de nous ?
Nous voici donc au milieu d’un temps où l’absence n’est pas tristesse, où l’attente n’est pas destinée à se conclure par le comblement d’un vide, par un remplissage qui prend toute la place. L’Esprit de sainteté ne vient pas colmater ni réparer une déchirure. Il ne nous ramène pas aux moments heureux où nous pouvions suivre Jésus et le côtoyer au coude à coude sur les routes poussiéreuse de Galilée. Sans doute, la relation à Jésus n’est pas morte. Mais désormais, elle est transfigurée, elle change radicalement de nature. Elle n’opère plus comme elle pouvait le faire jadis. Nous sortons d’une enfance spirituelle où nous avions tout à recevoir. A présent, la vie de Jésus nous est confiée et c’est à nous de la faire naître, de lui donner tout son espace, de l’inventer, même, oserais-je dire.
Le mystère de l’Ascension, c’est aussi cet espace de silence fécond. C’est le moment essentiel où la Parole vivante s’est éloignée, à tout jamais hors de portée, échappant à toute tentative de réappropriation. Elle est remontée à sa Source. C’est là qu’elle demeure maintenant, au cœur de la nuée, comme au temps où le Dieu de l’Alliance parlait à son peuple depuis l’obscurité lumineuse qui couronnait le sommet du mont Sinaï. Cette Parole ne court plus le risque désormais d’être la réponse qui nous apporte les solutions toutes faites de nos interrogations. Elle devient parlante et ouvre un dialogue, une rencontre amoureuse. Elle devient souffle ou plus précisément respiration, qui ouvre notre être, qui éveille ce qui en lui est unique, insoupçonné, irremplaçable aussi.
Le souffle, c’est le mot biblique pour parler de l’Esprit. C’est l’image que l’évangile de Jean utilise, dans le dialogue entre Jésus et Nicodème. Nous connaissons bien la phrase : « L’esprit souffle où il veut… » En fait, la Bible hébraïque connaît trois souffles. Et, en passant, j’aime signaler que tous les trois, en hébreu du moins, sont de genre féminin. Donc, pour la Bible hébraïque, l’Esprit rend compte de la féminité de Dieu. Je laisse cela à votre réflexion…
Le premier souffle dont les textes font mention, que nous trouvons dès les premières lignes de la Genèse, c’est celui qui frémit d’un vol léger au-dessus de la surface de l’océan primordial. Le passage dit de lui, littéralement, qu’il couve le visage des eaux. Présence maternelle qui prépare la naissance de la vie. Présence inspiratrice, dynamique, qui protège le visage et qui met en mouvement. Il est lié à ce qui fait avancer, aux sentiments et aux motivations, au cœur de tout projet. Souffle divin. Les traducteurs le rendront souvent par le mot « Esprit ».
Le second devrait plutôt se traduire par « respiration ». On utilisera volontiers pour lui le mot « âme », mais il s’agit, plus trivialement, de l’air que nous inspirons et que nous expirons. Ce souffle est vital, il témoigne du fait que quelqu’un est en vie, mais il exprime aussi ce qu’il y a d’unique dans la vitalité de telle ou telle personne. Il dit comment on extériorise le dynamisme intérieur qui nous met en mouvement. Il dit comment l’esprit, le premier souffle, va être concrétisé de façon créative et originale par chacun. En ce sens, pour la Bible, il apparaît encore comme un substitut du pronom personnel. Car une personne n’est ni une chose ni un concept, mais un vivant qui respire et qui agit.
Le troisième, enfin, est le plus profond. C’est celui que le Dieu transcendant souffle dans les narines du premier homme qui n’est encore qu’un bloc d’argile à peine dégrossi. C’est celui qui nous est rendu gratuitement chaque matin. C’est le cadeau que Dieu lui-même dépose au creux de notre être pour se déployer dans les deux autres souffles. C’est, me risquerais-je à dire, notre être divin, ou, pour reprendre une belle expression de François Cheng, la « dimension transcendantale »[1] qui constitue la réalité authentique et ultime de toute personne.
En conclusion, permettez-moi de vous confier un petit passage d’un livre de ce même François Cheng, qui me paraît tout à fait approprié dans cette méditation sur le Souffle. « J’apprendrai qu’au-dessus du niveau instinctif du vouloir-vivre se vit chez les humains un vouloir plus élevé, le désir d’être qui les incite à rejoindre le Désir initial grâce auquel l’univers est advenu. Ce désir d’être se nourrit de tout ce qui fait le fondement de notre aspiration : l’irrépressible besoin de sensations, d’émotions, de réceptions, de donations et de communion – qu’en réalité un seul mot est capable d’englober : amour – qui a le don de nous entraîner dans un processus de transformation et de transfiguration. »[2]
Que le Souffle de la sainteté de notre Dieu, trouve en nous une demeure accueillante où jouer tout à loisir !
[1] François Cheng, de l’Académie française ; De l’âme ; Albin Michel, Paris 2016. Page 27
[2] Idem page 30
Fr. Étienne Demoulin
Lectures de la messe :
Ac 1, 15-17.20a.20c-26
Ps 102 (103), 1-2, 11-12, 19-20ab)
1 Jn 4, 11-16
Jn 17, 11b-19