Bien chers frères et sœurs, chacune des trois lectures de ce dimanche parlent du « fils bien-aimé ». Il est rare qu’on ait un tel accord entre les trois lectures.
Dans la première lecture, c’est Isaac qui est appelé ainsi. Dieu demande à Abraham : « Prends ton fils ». Abraham, dans le midrash, réplique : « Mais Dieu, tu sais bien que j’ai deux fils » ! « Prends ton fils, ton unique ». – « Mais Dieu tu sais qu’ils sont tous les deux fils uniques de leur mère respective » ! « Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes… » Et Abraham de répliquer encore : « Mais Dieu, tu sais bien que je n’ai pas de préférences, si du moins je veux avoir la paix entre mes deux femmes » ! « Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac ». À ce moment-là Abraham doit choisir. Les rabbins disent : « À ce moment-là on passe de la religion d’Abraham à la religion d’Isaac, on passe de l’universel au particulier. Du hesed – un amour qui ne fait pas de préférences, au din, – une rigueur qui distingue et sépare. Quoiqu’il en soit, pour la pensée rabbinique « le fils bien-aimé », c’est Isaac et Isaac au moment de l’Aqéda, de la « ligature » sur l’autel au mont Moriah. Car jusqu’à trois fois dans cette grande page du livre de la Genèse, Isaac est dit « ton fils bien-aimé ». Or nulle part ailleurs, dans toute la Torah de Moïse, il y a un autre « fils », appelé ainsi « bien-aimé ». Ce fils sera présenté sur l’autel par son père et sera épargné par Dieu. Tout le peuple s’en souvient : par cet acte la descendance d’Abraham par Isaac a pu voir le jour. C’est grâce à ce geste où Dieu épargne Isaac que le peuple élu naît.
Dans l’évangile du jour, Jésus, une fois arrivé en haut de la montagne, devient passif. Il subit toute l’action. Les autres voient comment il est transfiguré, d’une blancheur incomparable, « comme aucun foulon sur terre ne peut blanchir », nous dit saint Marc ! On voit apparaître Elie, puis Moïse et voilà qu’ils conversent avec Jésus. On parcourt ici aussi toute l’histoire et on voit les grands du tout début, d’abord Elie, puis Moïse. Elie, annoncé comme le précurseur du Messie, Moïse comme le plus grand des prophètes qui avait annoncé la venue d’un prophète comme lui, tiré de ses frères… On a pu confondre Jésus et Elie, ou Jésus comme un des prophètes d’autrefois. Mais Jésus, conversant avec eux, vient après l’un et l’autre. Et voilà que le tableau change : une nuée recouvre tout le monde, et de la nuée retentit une voix : « Celui-ci est mon fils, le bien-aimé, écoutez-le ! » Pour le lecteur de Marc, cette voix n’est pas étrange car dès la première page de l’évangile une même voix avait retenti, disant de façon analogue : « Tu es mon fils, mon bien-aimé ; en toi j’ai mis toute ma complaisance ! » (Mc 1,11). Nous sommes confirmés dans ce que nous avons appris dès le début : Jésus est le fils. Fils messianique, comme dans le Psaume 2 : « Tu es mon fils, moi aujourd’hui je t’ai engendré », mais aussi « fils bien-aimé », comme Isaac. Il est l’Isaac de Dieu ! « Ecoutez-le ! », cet impératif qui revient deux fois quand Moïse, au livre du Deutéronome, parle du prophète qui se lèvera parmi ses frères : Ecoutez-le ! Le successeur de Moïse, le Moïse de la fin est sur la scène : Ecoutez-le.
Les disciples comme le lecteur reçoivent ainsi de la part de Dieu le message qui explicite toute l’identité de Jésus. Accueillons-le, tel que Dieu nous le présente. Suivons-le jusqu’au bout de ce qu’il a à nous dire.
Or justement Jésus reviendra un peu plus loin, une fois arrivé à Jérusalem, sur sa mission et son identité. Au cours d’une parabole il se situe dans la lignée des prophètes. Ceux-ci sont envoyés l’un après l’autre par le maître de la vigne pour recueillir les fruits de la vigne. Or ces envoyés sont maltraités par les ouvriers. Ceux-ci blessent les uns et tuent les autres. Jésus poursuit : « Le maître n’avait plus personne à envoyer, si ce n’est son fils, son unique, son bien-aimé ». Et il l’envoya en dernier, se disant : « Mon fils, ils l’épargneront ? » Or le paraboliste raconte la suite qui n’est rien de moins que la révélation de son propre sort à venir ! Au lieu de l’épargner, ils font un calcul : « Voilà l’héritier, tuons-le et l’héritage sera à nous », et ils le tuent puis le jettent hors de la vigne.
Jésus est l’Isaac de Dieu. Le premier Isaac, le fils bien-aimé d’Abraham, a été épargné par Dieu et ainsi le peuple a pu voir le jour. Mais l’Isaac de Dieu n’a pas été épargné par son propre peuple, et Dieu a été aussi loin que de le risquer jusqu’au bout et de le livrer entre les mains des hommes…
C’est ici que la réflexion de l’apôtre Paul dans la deuxième lecture, vient comme renchérir. Qui donc est Dieu pour nous aimer ainsi ? « Il n’a pas épargné son propre Fils mais il l’a livré pour nous tous : comment pourrait-il, avec lui, ne pas nous donner tout ? » Or depuis ce moment-là, une fois réalisé jusqu’au bout la plénitude de cet amour divin, il est certain pour l’Apôtre Paul que « rien, absolument rien – ni la mort ni la vie, ni le glaive ni les puissances cosmiques, absolument rien ne peut nous séparer de l’amour de Dieu, manifesté en ce fils bien-aimé, Jésus, notre Seigneur » (voir Rom 8, 34-39).
Chers frères et sœurs, frères et sœurs bien-aimés dans le Christ, laissons-nous aimer. Accueillons la pleine révélation manifestée en ce fils d’homme Jésus, qui vient après Moïse et après Elie, cet « Isaac de Dieu qui n’a pas été épargné » mais qui a accepté en toute lucidité et par amour d’être livré jusqu’à la mort, et la mort sur la croix. Avec l’apôtre osons dire : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi. Ma vie actuelle je la vis dans la foi en Celui qui m’a aimé et s’est livré pour moi ». Confessons ensemble cette même foi en un Dieu et Père, révélé au cours de l’histoire, jusqu’à nous communiquer par son Fils sa vie même, qui est amour répandu dans nos cœurs par l’Esprit saint. AMEN.
Fr. Benoît Standaert
Lectures de la messe :
Gn 22, 1-2.9-13.15-18
Ps 115 (116b), 10.15, 16ac-17, 18-19
Rm 8, 31b-34
Mc 9, 2-10