Le passage de l’évangile que nous venons d’entendre est la suite du texte de dimanche dernier, où Jésus nous a parlé de la correction fraternelle. Si nous voulons situer les deux textes dans leur contexte, le point de départ, c’est la question que les disciples posent à Jésus : « Qui donc est le plus grand dans le royaume des cieux ? » La réponse : « Celui qui se fera petit, celui-là est le plus grand. » Jésus ne dit pas : « celui qui est petit », mais plutôt : « celui qui se fera petit ». Donc, il y a un travail à faire, travail de conversion, d’humanisation, de… divinisation.
Rappelons-nous le récit de la création, au livre de la Genèse. Le sixième jour, Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance. » A mon sens, pour arriver à pardonner septante fois sept fois, c’est à dire toujours, il faut faire ce gros travail de dévoiler l’image de Dieu en nous, et ainsi, construire la ressemblance. Se faire petit, c’est mourir à soi-même pour ressusciter à soi-même. Long chemin qui prend toute la vie. Saint Benoît nous parle de l’échelle par où on parvient à l’humilité : douze degrés, qu’on monte en descendant au fond de soi-même. Le mot « humilité » vient de « humus », terre, matière avec laquelle le Seigneur nous a modelés.
Après cette réflexion, il me semble que la demande de Jésus que la parabole exprime, touche le cœur de notre humanité, car, comment pardonner les génocides, comme la Shoah, l’extermination des arméniens et des tutsis, et d’autres nettoyages ethniques, sans oublier tant d’autres faits dans l’histoire, en Afrique, en Amérique… Au niveau plus personnel, comment pardonner et guérir des blessures dont nous ne savons parfois même pas quoi en faire ? En commençant par nous pardonner nous-mêmes. Comment traverser notre complexe de culpabilité, ou encore la course que l’on mène à la force du poignet vers la perfection ?
Les paraboles nous rappellent le chemin d’humanisation à parcourir, l’approche de Dieu, un exode qui nous fait sortir de nos petites Egypte. Par la parabole d’aujourd’hui, jésus veut nous dire la démesure de l’amour de Dieu pour chacun d’entre nous, donné en toute gratuité. Dix mille talents font soixante millions de deniers. Un denier équivaut à une journée de travail. C’est une somme astronomique. Le pardon que le Seigneur accorde est infini. Et c’est bien à cela que nous sommes appelés à notre tour : faire bénéficier les autres du pardon que nous avons reçu. Nous sommes tous des pécheurs pardonnés.
Notre parabole veut nous dire aussi combien est précieuse la place de la réconciliation dans toute relation, pour un couple, une famille, une communauté, jusqu’à la société toute entière, en fin de compte.
La finesse de Jésus est de nous dire les choses en paraboles. Le mot « parabole », je vous le rappelle, vient du grec et veut dire : « lancer quelque chose près de le long de ou près de… » Le mot « parabolique » -une antenne parabolique, par exemple- provient de la même racine. Mais, au fait, qu’est-ce que c’est, une parabole ? Une histoire, un conte, qui contient la Parole, c’est-à-dire, un des noms de Dieu Elle est semence, grain, perle fine, trésor caché, porte, brebis, pasteur, et la liste, vous le savez, est encore longue. La parabole est une manière de s’approcher de Dieu. On peut la transformer en théologie ou en exégèse, mais elle est surtout une invitation pratique tirée de la vie quotidienne : de là sa force, puisqu’elle s’adresse à chacun de nous là où nous sommes aujourd’hui.
Le sens de toute parabole transcende le temps et l’espace, toujours maintenu ouvert. Dans la grande tradition biblique, chaque parole peut être interprétée de septante manières différentes : c’est-à-dire, indéfiniment et par tout le monde. Les paraboles sont des contes qui parlent à tout qui veut les recevoir. Ce n’est pas un discours intellectuel réservé à une élite. Voilà pourquoi Jésus s’écrie : « Je te bénis, Père, car tu as révélé ces choses aux petits et tu les as cachées aux savants. » La parabole ouvre les portes du Royaume par l’action de l’Esprit, qui souffle où il veut. Elle est la pointe d’une aiguille qui perce le cœur du croyant, faisant une toute petite ouverture, par où la grâce peut faire irruption et réalise des merveilles.
Par les paraboles, nous nous approchons du Tout Autre car toute parabole rejoint notre vie quotidienne, là où Dieu se met à la hauteur des hommes. Toute parabole est chargée d’un dynamisme fécond : plus de deux mille ans se sont écoulés depuis que Jésus les a énoncées, et elles gardent toute la fraîcheur nécessaire pour que la vie se lève en nous.
Et pour finir, une petite histoire : Un vieux moine converse avec trois jeunes et leur pose une question : « Quand est-ce que la nuit se termine ? » Le premier répond : « Quand on peut distinguer un fil rouge d’un blanc. » Le second lève la main et dit fièrement : « Quand on peut distinguer une chèvre d’un mouton. » Le troisième ajoute : « Quand on peut distinguer un poirier d’un pommier. » Le vieux moine dit : « Non ! Non ! Non !… La nuit se termine quand tu peux voir dans le visage d’un autre humain, le visage de ton frère. C’est la fin de la nuit, c’est la fin de TA nuit. »
Amen
Fr. Manuel Akamine
Lectures de la messe :
Si 27, 30-28
Ps 102
Rm 14, 7-9
Mt 18, 21-35