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Parler de saint Remacle est difficile, car ce que l’histoire proprement dite nous en a laissé est très fragmentaire. Du personnage historique Remacle, on sait très peu de choses. C’est la légende qui a comblé l’absence d’une documentation qui aurait pu nous en dire davantage à son propos. Quelques dates, trois diplômes royaux concernant une donation en vue d’y ériger une communauté monastique, un itinéraire qui mène des Vosges jusqu’en Ardenne, en passant par le Limousin, quelques noms qui ont survécu dans une comptine pour enfants (le roi Dagobert et le bon saint Eloi). C’est tout…

Mais nous pouvons cependant nous approcher d’assez près de l’atmosphère et de la sensibilité dans lesquelles Remacle a évolué. La tradition monastique du monastère de Luxeuil, où Remacle est entré, nous est assez bien connue, et le diplôme de donation du monastère de Solignac, qui en établit Remacle comme premier abbé, le 22 novembre 632, nous confirme qu’on attend de la nouvelle fondation qu’elle suive « le sentier de la religion des saints moines de Luxeuil et de tenir fermement la Règle des bienheureux Pères Benoît et Colomban[i]. » Colomban était le fondateur irlandais du monastère de Luxeuil, mort en 615, en Italie, soit environ dix ans avant qu’un certain Remacle ne se présente à la porte de cette jeune communauté alors en plein développement. Et la Règle qu’il a écrite est arrivée jusqu’à nous, témoin précieux de l’esprit dans lequel ont vécu Remacle et ses compagnons, lorsqu’ils sont arrivés à Malmedy et à Stavelot, dans les années 648-649.

Car la Règle de saint Colomban est plutôt courte, et au contraire de celle de saint Benoît, ne passe pas en revue les points concrets du quotidien de la communauté monastique. Elle cherche plutôt à donner une sensibilité, des critères de discernement, les valeurs qui, aux yeux de Colomban, procurent au monastère qu’il veut établir, une cohérence évangélique. Elle aime le silence mais souligne que le véritable esprit de silence, c’est la capacité de dire une parole juste, qui construit la communauté et respecte les frères. Elle aime la simplicité, mais n’aime pas l’excès. Trop manger n’est pas bon, mais pas assez non plus. Tout doit donc être modéré, « car le vrai discernement consiste à sauvegarder la possibilité du progrès spirituel[ii] ». Elle est habitée par une théologie résolument optimiste, contemplant en Dieu Celui qui « avait d’abord donné la lumière[iii] » et « qui a fait bon tout ce qu’il a créé[iv] ». De plus, les biens que Dieu a créé sont restés « inviolés et intacts, tels qu’ils avaient été créés[v] ». Ils n’ont donc pas été abîmés et restent là pour que nous puissions les accueillir encore aujourd’hui. De quoi s’agit-il ? « Bonté, pureté, piété, justice, vérité, miséricorde, charité, paix qui procure le salut, joie spirituelle, avec le fruit de l’Esprit[vi] ». Curieusement, Colomban ne parle pas d’une création d’éléments matériels, des planètes, une terre, des plantes et des animaux. La vraie création, c’est un souffle de bonté et de miséricorde qui procure paix et joie, c’est un esprit –l’Esprit de sainteté- qui renouvelle la face de la terre et engendre un cœur nouveau.

Mais la vie du moine, selon la Règle de Colomban, est faite aussi de mortifications. Nous y voilà ! Nous savions bien qu’on allait finalement retrouver le portrait classique d’une existence faite de restrictions diverses, de pratiques ascétiques, de corrections et de punitions bien senties. Le monachisme sérieux, n’est-ce pas, doit être rude, dur et raboteux. Le dernier chapitre de la Règle traite donc de la mortification. Mais bien sûr ! Enfin ! Et de quoi s’agit-il ? Voici le début du texte : « La part la plus importante de la règle des moines est la mortification. Elle leur est prescrite par l’Ecriture : « Ne fais rien sans conseil » (Si 32, 24)[vii] »… Colomban, personnalité forte, irlandais de surcroît, sait bien que la vraie difficulté n’est pas dans une discipline de pénitences diverses qu’on s’inflige à qui mieux mieux, comme si ce dolorisme de mauvais goût nous conduisait au cœur de l’Evangile. Il pointe de suite le lieu du vrai combat spirituel, de ce qu’il appellera ailleurs la vraie contrariété[viii] : oser confronter sa parole, son point de vue, sa sensibilité, à quelqu’un d’autre, ne pas croire qu’on détient soi-même les clefs de la vérité. La lutte contre son « petit moi » est la mortification la plus humiliante. Colomban résume son propos à la fin du chapitre, qui est aussi la conclusion de sa Règle. La mortification, pour lui, consiste en trois points[ix] : exclure de son esprit la discorde, ne pas se laisser entraîner par sa langue et, comme il l’a dit au début, pour toute chose, savoir demander conseil. Que pouvons-nous comprendre, sinon que, pour Colomban et pour ses disciples, le vrai, le premier travail du moine est l’édification d’une profonde fraternité, d’un vivre ensemble constructeur de paix, d’une communauté qui s’élabore à l’image du monde nouveau que l’Esprit de notre Dieu vient petit à petit nourrir de son souffle vital et joyeux ?

Cela me fait penser à une histoire juive qui me paraît conclure comme il convient ces quelques réflexions. Cela se passe en Pologne, il y a longtemps, dans un village bien connu du folklore juif, où on se pose des questions étranges et où l’on trouve des réponses encore plus étranges. Par exemple : « Comment grandissent les gens ? Du bas vers le haut ou du haut vers le bas ? » L’un disait que les gens grandissaient du bas vers le haut : « Regarde, dit-il, si tu observes un peloton de soldats, leurs pieds touchent tous le sol mais leur ,tête arrive à des hauteurs différentes, ce qui prouve que l’on grandit des pieds à la tête. -Mais non, rétorque son compère, les gens grandissent de la tête vers les pieds : si tu regardes une fanfare, le bas des pantalons arrive à différents niveaux, ce qui prouve que les gens grandissent de la tête vers les pieds. » Ne parvenant pas à trouver une solution à leur querelle, ils allèrent trouver le rabbin. Tour à tour, ils exposèrent leur théorie et le rabbin les écouta attentivement. Puis il dit : « Vous n’avez raison ni l’un ni l’autre, les gens ne grandissent ni des pieds vers la tête, ni de la tête vers les pieds, ils grandissent de l’intérieur vers l’extérieur car, quand ils accomplissent des actes de générosité, leur cœur grandit ![x] »

Qu’en cette fête de saint Remacle, notre Dieu nous fasse la grâce d’un cœur fécond, qui « cultive en lui sa petite graine d’amour et en sème beaucoup autour de lui.[xi] »

Fr. Étienne Demoulin

[i] P. Daniel Misonne (O.S.B.). Les normes de la vie monastique en Gaule au temps de la fondation de Stavelot-Malmedy. In : Les Moines à Stavelot-Malmedy du VIIe au XXIe siècle, Actes du colloque « Le Monastère de Wavreumont dans l’Histoire », sous la direction de Benoît Van Den Bossche. Stavelot 2003, page 15.
[ii] Saint Colomban, Règles et Pénitentiels monastiques, Introduction, traduction et notes par Adalbert de Vogüé, Vie Monastique n° 20, Abbaye de Bellefontaine 1989. Page 56.
[iii] Id. page 64
[iv] Id. page 65
[v] Id. page 65
[vi] Id. page 65
[vii] Id. page 68
[viii] Id. page 70
[ix] Id. page 70
[x] Catherine Bensaïd et Pauline Bebe. L’Autre, cet infini, dialogue autour de l’amour et de l’amitié. Pocket, Paris 20015, page 61
[xi] Id. page 62

Lectures de la messe:
Jr 20, 7-9
Ps 62
Rm 12, 1-2
Mt 16, 21-27

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