Le passage de l’évangile de Matthieu que la liturgie nous propose pour ce premier dimanche de carême, donne, à mon sens, plus de lumière si nous le mettons dans son contexte. Il se trouve au milieu de deux autres péricopes importantes : le récit du baptême par Jean-Baptiste, d’un côté, et de l’autre, le commencement de la vie publique de Jésus. Au baptême, il remonte de l’eau, les cieux s’ouvrent, l’Esprit de Dieu descend comme une colombe, vient vers lui et Jésus entend une voix qui dit : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé en qui je trouve ma joie. » Alors l’Esprit le conduit au désert pour être tenté par le diable, le diviseur. Sorti vainqueur de la confrontation, Jésus appellera ses disciples, avec qui il montera sur la montagne où, assis en maître, il prononcera son premier sermon, qui débute par les béatitudes. Long sermon, condensé de sa mission : annoncer le Royaume de Dieu.
Le désert est un droit lourd de sens dans l’histoire du salut. Lieu de combat avec les forces du mal qui y habitent, mais aussi lieu de rencontre cœur à cœur avec Dieu. Des fiançailles, nous dira même le prophète Osée. C’est au désert qu’Israël a ses racines d’alliance avec le Tout-Autre. Jésus, Fils bien-aimé du Père, doit vivre et s’approprier l’expérience fondatrice de son peuple, pour ainsi accomplir le désir de salut qui habite le projet de Dieu.
Deux personnages clef de l’histoire biblique, se rendent présents, comme en écho : Moïse et Elie. Moïse jeûne quarante jours et quarante nuits avant de recevoir les tables de la loi. Elie marchera aussi quarante jours et quarante nuits vers la montagne. Au sommet, il est invité à convertir l’image qu’il se faisait de Dieu. Moïse monte au milieu des coups de tonnerre, de tremblements de terre et de feu. Elie, à l’Horeb, entend la présence divine dans le silence ténu d’une brise légère. Jésus, le Fils bien-aimé du Père, est conduit au désert, prie et jeûne aussi pendant quarante jours et quarante nuits, pour être soumis à la tentation en tant qu’être humain. Il doit choisir : exercer sa liberté ainsi que réaffirmer sa filiation au Père devant le « diviseur ». Cela se formule en trois questions : « Si je suis Fils de Dieu, qui m’empêche de transformer ces pierres en pain ? Si je suis Fils de Dieu, qui m’empêche de contourner la mort ? Si je suis Fils de Dieu, qui m’empêche de ramasser entre mes mains tout le pouvoir ? » Trois tentations qui mettent Jésus face à la suggestion de prendre la place de son Père.
Le tentateur lui propose de sortir de sa condition humaine, de tourner le dos à son Père, de ne plus être le Fils bien-aimé. Jésus ne répond pas avec ses paroles à lui, mais avec les mots de son Père : les paroles de la Torah, du Deutéronome en l’occurrence. Paroles de lumière sur le chemin de l’exode d’Israël, mais aussi sur le chemin de nos exodes d’aujourd’hui.
Les trois tentations que Jésus doit affronter, sont aussi celles qui nous guettent tous, qui concernent tous les êtres humains La première est l’oralité : manger, consommer, acheter sans nous soucier de nous nourrir spirituellement. Par extension, nous pouvons également parler de « manger » l’autre. La deuxième est la recherche de l’immortalité, de la jeunesse éternelle. Nier la mort au lieu de marcher vers le désir de vie éternelle, car précisément, la vie éternelle passe par la mort. La troisième, c’est la multitude d’idoles que la société d’aujourd’hui ne cesse de nous proposer : l’argent, les héros du sport, les vedettes de la chanson, parmi de nombreux exemples. Dans la vie de tous les jours, nous sommes confrontés à l’exercice de choix difficiles. Il n’est pas du tout simple de ramer à contre-courant dans une société qui pousse à consommer, qui dénie la mort et propose une jeunesse éternelle, qui se braque sur la rentabilité, qui finalement, nous sépare et nous isole pour mieux nous manipuler. Dans une telle société, la personne humaine n’est plus prise en compte. Dès qu’elle ne sert plus –ou n’achète plus- on la jette, purement et simplement.
Si nous regardons l’évangile de près, nous voyons que le Malin essaie de faire tomber Jésus dans les tentations d’être nourri, de se mettre ou d’être mis à genoux, d’être porté.
La mission de Jésus est juste le contraire : nourrir par le pain multiplié ainsi que par ses enseignements, ses signes et ses prodiges, relever les êtres courbés par toute sorte de charges, même religieuses et porter l’humanité pour la mettre ou pour la remettre en marche vers le destin désiré par Dieu.
Sa mission est de mettre debout tout homme et toute femme pour qu’ils deviennent non des objets mais les sujets de l’Alliance, avec un projet à la fois personnel et collectif. Etre nourri, être mis à genoux, être porté, c’est plutôt une régression, une évolution à rebours : c’est retomber en enfance. Jésus assume au désert, paradoxalement grâce au Malin, la précarité de son humanité. Jésus refuse le mensonge de l’idolâtrie, renonce à toute relation de pouvoir. Il sort vainqueur, avec la seule puissance de la Parole, car sans parole, il n’y a pas d’humanité possible. Maintenant, Jésus est préparé à annoncer la Parole de Dieu qui rend libre tout être humain.
Notre évangile est connu comme celui des « tentations de Jésus ». Mais, il peut sans aucun doute être nommé plutôt l’évangile des « victoires de Jésus ».
Comme vous avez remarqué, c’est au désert que Jésus affronte la première tentation. La deuxième se passe au sommet du temple de Jérusalem, et la troisième, sur une haute montagne. Trois endroits symboliques qui nous parlent chacun de la présence de Dieu : des lieux privilégiés de la rencontre avec le Tout-Autre. Il y aurait sûrement beaucoup à dire à ce propos, mais, rassurez-vous, nous le laisserons pour une autre occasion… Amen !
Fr. Manuel Akamine
Lectures de la messe :
Gn 2, 7-9; 3, 1-7
Ps 50
Rm 5, 12-19
Mt 4, 1-11