« Si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et celle des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le Royaume des Cieux ! »
Bien chers frères et sœurs. Voilà un beau défi ! Dépassons les autres ! Tous les autres ! Ce verset se trouve en tête de toute l’argumentation qui suit, dans ce grand Sermon de Jésus sur la Montagne, trois longs chapitres de l’évangile de Matthieu. Et par ce verset Matthieu tient à distribuer les trois parties de son discours.
- Une justice qui dépasse celle des scribes, et ce sont les six antithèses qu’on écoute aujourd’hui et que l’on entendra encore la semaine prochaine ; chaque fois on entend : Il vous a été dit, eh ! bien moi je vous dis, et cela surpasse ce que disent les scribes habituellement !
- Une justice qui surpasse celle des pharisiens, et ce sera l’évangile du mercredi des Cendres, avec les trois pratiques auxquelles les pharisiens attachent une grande importance : le jeûne, la prière et l’aumône. Et là de nouveau Jésus montre comment dépasser la pratique conventionnelle.
- Et enfin, dans la dernière partie du sermon, il sera question du « Royaume de Dieu et de sa justice », recherchée pour elle-même, à travers les deux grands axes de la vie : le rapport à Dieu et le rapport aux frères et sœurs. Axe vertical et axe horizontal, amour de Dieu et amour du prochain comme soi-même.
Voilà un bel arc que Matthieu nous retrace. Comme on ne lit jamais tout ce sermon en une seule fois, on risque de ne pas saisir comment tout se tient ni comment cette seule petite phrase du début embrasse le tout. « Si votre justice ne dépasse pas celle des scribes et celle des Pharisiens vous n’entrerez pas dans le Royaume ».
Notons l’articulation entre justice et royaume. Elle était déjà là dans les huit béatitudes, proclamées il y a quinze jours, en tête du Sermon. « Heureux ceux qui souffrent pour la justice, le Royaume des cieux est à eux ! » Pour Matthieu la justice est un mode de vie, une conduite selon la volonté de Dieu. Quand elle est mise en œuvre avec rigueur et générosité, elle nous fait entrer dans le Royaume.
Et c’est quoi ce Royaume, ce Règne, celui pour lequel nous prions si souvent : « que ton Règne vienne » ? C’est un mot sublime qui remplace par respect le nom même de Dieu. Qui dit « Royaume » dit en fait « Dieu », le grand roi, celui qui règne en tout et au cœur de tout. Ce Règne est déjà parmi nous, et il nous pénètre, nous traverse, nous habite, mais nous pouvons lui tourner le dos, lui devenir complètement indifférent, le chasser même du cœur de nos existences intimes par notre superficialité, nos obsessions et fringales et possessivité purement tournées vers des choses bien matérielles…
Qui se conduit bien, avec sagesse, selon le désir de Dieu, laisse Dieu régner dans sa vie, telle est la conviction matthéenne. « Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et la justice de Dieu, et tout le reste vous sera octroyé par surcroît », écrit-il encore, un peu plus loin dans le discours.
Comment donc bien vivre, avec cette dynamique de dépassement ?
Dans la première partie du Sermon, Jésus développe pas moins de six antithèses. La première parle de « ne pas commettre de meurtre, ne pas tuer ! », la dernière qu’on aura la semaine prochaine parle de l’amour, un amour qui va plus loin que seulement celui de ses amis et de ses proches. Un amour jusqu’à « aimer ses ennemis » ! L’arc part de la mort et aboutit à l’amour, un amour au superlatif !
Aujourd’hui je me contenterai de commenter le premier commandement : « Tu ne tueras point ! ». Cela se trouve dans le Décalogue, et pour certains commentateurs juifs comme pour le philosophe Levinas, c’est la parole la plus essentielle. « Ne pas tuer ! » L’autre, dans sa vulnérabilité, je pourrais le réduire à rien, l’exclure, l’éliminer, le pousser hors de mon horizon, tant il me dérange, me menace, me limite dans ma liberté, dans mon rêve totalitaire. Je construis alors un mur, je ferme mes frontières, je le méprise, je le menace à mon tour, j’occupe son territoire jusqu’à ce qu’il s’en aille, qu’il disparaisse… On voit le tableau, on reconnaît la scène, mais pas seulement chez les autres ! jusque dans mon propre cœur. Et là, une voix me dit : « Ne commets pas de meurtre ! ». le monde se construit à partir du refus d’éliminer l’autre ou de le réduire au Même, à soi.
Un autre Juif, le cardinal Lustiger, commentait à sa manière ce premier commandement. Il disait : « Quand tu es au volant, et que tu fonces sur la bande de gauche, rappelle-toi tout de même la parole divine : « Tu ne tueras pas ! », ni autrui ni toi-même ! Tu es responsable !
Or Jésus n’annule aucunement ce précepte de la Torah. Il l’affine. « Eh ! bien moi je vous dis : n’injurie pas ton frère », ne le traite pas de racaille, ne le blesse pas par des paroles indues, oui, veille jusque dans ton cœur à ne pas le réduire à rien ! « Heureux le cœur pur », avait-il enseigné il y a quinze jours, le cœur purifié de toute haine, de toute obsession, de toute tendance captative. « Il verra Dieu », « il entrera dans le Royaume », il laissera le Royaume entrer pleinement en lui, et l’on verra sur terre la paix de Dieu.
Bien chers amis, lisons et relisons nos textes clefs. « Voici que je place devant toi et la vie et la mort. Choisis donc la vie ! » « Accueille la Sagesse qui te permettra de voir clair en toute chose », de voir dans l’Esprit « les profondeurs mêmes de Dieu », nous disait saint Paul. Marchons ainsi sur les traces de la Torah de Moïse, et sur celles que nous inculquent Jésus, Paul, le pape François et tous ceux qui pour nous réinterprètent et actualisent ce que la Parole de Dieu tient à nous communiquer. Que notre vie devienne ainsi pétrie de lumière de Dieu et savoureuse car assaisonnée du sel de sa Sagesse. Ainsi soit-il ! Amen.
Fr. Benoît Standaert
Lectures de la messe :
Si 15, 15-20
Ps 118
1 Co 2, 6-10
Mt 5, 17-37