Notre frère Jean-Marie s’appelait Tran Duc Quang dit Tuât et, comme son nom l’indique, était d’origine vietnamienne. Il était né à Phu-My le 28 février 1922. Il avait reçu le nom de Jean parce qu’il avait été baptisé le 8 mars, en la fête de saint Jean de Dieu. C’est beaucoup plus tard, après la canonisation du curé d’Ars (1959) qu’il a choisi Jean-Marie Vianney comme saint patron.
Ordonné prêtre en 1949, il a d’abord travaillé au service de son diocèse. Envoyé en Europe pour y faire des études de théologie et de psychologie, à Rome et à Louvain, il était en Belgique lors de la chute de Saigon, qui l’a empêché de regagner son pays. L’évêque de Liège, Guillaume-Marie van Zuylen, lui a dit alors qu’il pouvait rester dans son diocèse le temps qu’il faudrait. Il y a exercé différents ministères : aumônier à l’école du Val d’Antheit, vicaire à Pontisse, curé de Méry et Hony (Esneux).
Il approchait de la cinquantaine quand il est entré au monastère de Wavreumont, où il fit profession le 8 décembre 1973. Très tôt (trop tôt à son goût), il fut chargé de l’hôtellerie, où il a laissé de nombreuses empreintes : c’est lui qui a donné leurs noms aux locaux (l’Asekrem, le Moulin, le Cénacle, le Tonneau, le Cagibi, le Sous-marin) ; c’est lui qui a instauré l’habitude de désigner les quatre repas quotidiens par des lettres minuscules (abcd) ; c’est lui qui a pris l’initiative d’organiser le vendredi saint un chemin de croix sur la colline…
Comme certaines personnes dont le français n’est pas la langue maternelle, il le parlait et l’écrivait avec une finesse exquise. Il a rédigé des contes (dont le recueil Des souris et des moines) et des articles pour la Lettre de Wavreumont, en particulier une série dont le titre s’achevait par … dans la vie d’un moine. Peu avant sa mort (27 novembre 2008), il a lui-même scanné et retravaillé ces articles, en vue d’une publication… qui a attendu la rénovation du website de Wavreumont pour aboutir. Deux fois par an, nous proposerons un de ces textes du frère Jean-Marie.
Décembre 2018
La stabilité
« La stabilité fait toute l’institution bénédictine », disait Dom Guéranger. En effet, déjà le novice, une fois averti des choses dures et difficiles par lesquelles on va à Dieu, doit promettre de persévérer dans la stabilité (RB 58,8-9). Au terme de ses années de formation, celui qui doit être reçu promettra devant tous, à l’oratoire, stabilité, conversion des moeurs et obéissance (58, 17). Le clerc qui veut se faire moine ne sera reçu qu’à la condition qu’il fasse une promesse quant à l’observance de la Règle et sa propre stabilité (60,9). Après sa profession, le moine poursuit sa vie dans le cloître du monastère et la stabilité dans la communauté (4,78). Il doit persévérer au monastère jusqu’à sa mon (ProI. 50).
De ces versets se dégage une double stabilité : stabilité dans la communauté (in congregatione) et stabilité dans le monastère Un monasterio). Toutefois, au lieu de stabilité dans la communauté et stabilité dans le monastère, je dirai stabilité à la communauté et stabilité au monastère, pour mieux préciser que la stabilité bénédictine n’est pas un état ou une situation, mais une relation personnelle dynamique. Mon voeu de stabilité m’engage à être stable principalement à ma communauté et, en conséquence, à mon monastère. C’est un engagement religieux qui a une incidence juridique, mais qui est d’abord personnel et libre. Je crois pouvoir l’expliciter comme suit.
Profondément conscient de ma fragilité, mais confiant en la grâce de notre Seigneur Jésus Christ, en l’amour de Dieu le Père et en la communion de l’Esprit Saint, et confiant aussi en l’aide de mes frères et de mes amis, je me suis engagé à persévérer jusqu’à ma mort dans la vie monastique bénédictine avec tout ce que celle-ci comporte d’essentiel : célibat, désappropriation, soumission à la Règle et à l’Abbé, silence et retraite habituels, oeuvre de Dieu et lectio … et à y persévérer non pas en isolé, mais en union existentielle (de corps, de coeur et d’esprit) avec une communauté monastique bénédictine bien déterminée (communauté Saint Remacle, actuellement domiciliée à Wavreumont) dont j’accepte les valeurs et les déficiences, les besoins et les aspirations, la réalité présente et l’évolution future, en vue de la recherche de Dieu.
La recherche radicale de Dieu est la fin ultime de la vie monastique.
C’est à cette recherche que le moine s’engage à être inconditionnellement stable. La stabilité à la communauté et au monastère en est un moyen. En tant que moyen, elle ne peut être ni absolue ni inconditionnelle. Dom Jacques Winandy m’a enseigné que, selon saint Grégoire le Grand, un moine ne manque pas à son voeu de stabilité s’il quitte sa communauté parce qu’il a été élu Abbé d’une autre communauté ou appelé à la fonction épiscopale. Saint Bernard, lui, envisage le cas du moine qui voit son monastère tomber dans le relâchement et qui, de ce fait, est autorisé, duce Spiritu libertatis, à en chercher un autre où il sera mieux à même d satisfaire à ses autres obligations : la conversion des moeurs et l’obéissance. Toujours selon Dom Jacques Winandy, « le moine qui passe du coenobium au désert n’enfreint pas la loi de la stabilité, puisque par là il ne change pas foncièrement d’orientation et ne fait que pousser au maximum le souci d’obéir à certaines tout au moins des exigences les plus formelles de sa vocation. »
Par quel moyen pourrai-je rester stable à ma communauté? Par ma présence qui consiste essentiellement à être-avec et non à bien paraître comme la présence médiatique ou théâtrale. Etre-avec seulement de corps, tandis que le coeur et l’esprit sont ailleurs, n’est pas être présent. C’est seulement être là. Comme une chose ou un objet. Un moine n’est authentiquement présent que s’il est-avec comme une personne humaine vivante et éveillée, à la fois de corps, de coeur et d’esprit. La présence de coeur et d’esprit est toujours indispensable. La présence de corps peut éventuellement faire défaut. Si, par exemple, je suis autorisé à vivre dans un ermitage loin du monastère, je reste stable à ma communauté dans 1 mesure où, même à distance, je lui reste présent d’esprit et de coeur et je continue à dialoguer avec elle. Dans les circonstances normales, la présence de coeur et d’esprit implique la présence de corps, puisque le moine est un esprit incarné.
Ma présence à ma communauté exige immédiatement que je prenne vraiment à coeur ses joies et ses peines, ses épreuves et ses espérances. Elle exige concrètement que je prenne part, selon mes possibilités, à la réalisation de ses projets et à l’accomplissement des tâches souvent très humbles qui font son existence quotidienne. Ces exigences supposent de ma part le sens de la communauté qui doit être pour moi un lieu de communion et non un forum, un centre de communication et de passage.
La stabilité à la communauté appelle la stabilité au monastère.
Puisque la communauté vit dans un monastère, pour être présent à ma communauté, je dois normalement être présent à mon monastère. C’est ce que l’on appelle la stabilité au lieu (stabilitas loci), qui a souvent fait l’objet de réglementation trop méticuleuse, alors qu’elle doit toujours rester relative à la stabilité à la communauté. Ce n’est pas le monastère qui fait 1.~ communauté ; c’est la communauté qui fait le monastère. Là où est la communauté en permanence, là est le monastère.
Une communauté monastique n’est pas territoriale comme une communauté paroissiale. Par leur origine, les moines sont des étrangers et des voyageurs, n’ayant pas de cité permanente, mais cherchant celle qui est à venir (He 11,13-14). Ils sont les successeurs de cette errance qui a commencé avec la sortie d’Abraham de la ville d’Our, puis avec la sortie d’Israël de la terre d’Egypte et enfin avec la sortie du Christ « hors des murs » de la cité de Jérusalem, faisant route vers le sanctuaire céleste en passant par le Calvaire. Puisque les moines sont des nomades en esprit, un monastère est, par analogie, une tente de bédouins. Une tente est transitoire: les moines séjournent au monastère sans s’y installer. Une tente est transplantable : aujourd’hui mon monastère est ici puisque ma communauté vit ici ; mais si, demain ou après-demain, ma communauté déménage ailleurs, mon monastère sera ailleurs. Le moine n’est pas stable à un territoire, mais à un habitat.
De même, il ne faut pas confondre la stabilité au monastère avec la garde de la clôture. Les Bénédictins ne sont pas cloîtrés. Dans la vie de tous les jours, ils peuvent sortir quelques moments puis rentrer, sans devoir demander chaque fois la bénédiction du père Abbé. Les moines peuvent entreprendre de longs voyages, même d’agrément, mais toujours avec la bénédiction préalable de leur Abbé. Avant d’entrer au monastère, j’entendais souvent dire, au Vietnam d’abord puis ensuite en Europe, que les moines voyageaient beaucoup – On Se Balade ! – et que, pour faire de beaux voyages, je devrais entrer dans un monastère et, si possible, devenir le père Abbé. Chic! … Rassurez-vous. Ce n’est pas cette perspective qui a dicté mon entrée au monastère. Sans mentir cette fois. Encore à ce propos, j’ai entendu une fois un moine très célèbre et grand voyageur déclarer qu’il emportait toujours sa stabilité avec lui, dans sa valise. Il voulait sans doute dire : dans son coeur. Décédé il y a peu, il a laissé le souvenir d’un grand moine et d’un grand savant.
Ce qui est contraire à la stabilité au lieu c’est la gyrovagie ou, en langage moderne, la bougeotte. Un verset de l’Imitation (1,9,1) me revient à l’instant en mémoire : Imaginatio locorum et mutatio multos fefellit (S’imaginer qu’on sera mieux ailleurs, en changeant, est souvent pour beaucoup la source des déceptions). Les Pères monastiques ont mainte~ fois mis en garde contre la bougeotte: « Un arbre ne peut fructifier s’il est trop souvent transplanté; de même le moine qui se déplace de lieu en lieu ne peut donner de fruit » (Jean Climaque). L’évasion fréquente trahit une certaine répugnance à être-avec. En 1958, à l’Exposition internationale de Bruxelles, en visitant le pavillon français, je fus frappé comme beaucoup d’autres lorsque, au milieu des machines, des graphiques, de produits de toutes sortes et d’un brouhaha indescriptible, je me trouvai brusquement en face d’un immense panneau représentant un moine en prière accompagné de cette pensée de Pascal : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. » Impressionnant.
Néanmoins, une stabilité contrainte et artificielle devient une entrave réprouvée par saint Benoît. Saint Grégoire le Grand raconte l’histoire du moine Martin qui, pour rester stable sur place, s’était attaché le pied avec une chaîne de fer. Ayant appris cela, le vénérable Père Benoît eut soin de lui faire dire par un de ses disciples: « Si tu es vraiment serviteur de Dieu, ne sois pas retenu par une chaîne de fer, mais par la chaîne du Christ ». A cette parole, Martin détache aussitôt ses liens. De même, dans son Histoire lausiaque, Pallade raconte 1 ‘histoire du moine Macaire d’Alexandrie qui, dans le but de maintenir sa stabilité, se chargeait d’un sac de deux boisseaux de sable. Tout cela était sans doute fort héroïque en ces temps-là. Mais de nos jours ce serait plutôt bizarre. Ne le pensez-vous pas?
Pour connaître la nature profonde de la stabilité monastique, il faut savoir qu’elle est essentiellement un dynamisme dialectique. Ce n’est pas la stabilité statique d’un stabile de Calder, mais celle, dynamique, d’un avion en plein vol. Newman disait : « Ma stabilité à moi c’est ma persévérance à changer ». Ce n’est pas une boutade, mais une définition très profonde. La stabilité résulte de la synergie des deux tendances en partie contraires : la persévérance et le changement. Par leur opposition même, elles se conditionnent mutuellement. Sans persévérance, pas de vrai changement, mais seulement variation. Sans changement, pas de vraie persévérance, mais seulement persistance ou persévération, comme disent les psychologues.
Pour un moine, être stable c’est changer. Changer n’est pas varier.
C’est même le contraire: plus on varie, moins on change. Les variations sont des va-et-vient en tous sens, comme ces papillons qui voltigent ça et là, sans direction définie. Changer vraiment, c’est comme des abeilles qui s’élancent, petites flèches vivantes, vers un massif de fleurs à butiner. Le vrai changement est une avancée, un progrès. Changer, pour un moine, c’est s’éloigner toujours plus de la terre de servitude pour s’approcher toujours davantage de la terre promise. Le changement monastique s’appelle metanoia ou conversatio morum. Quant aux modifications de style, de langage, de procédure, etc. elles doivent être considérées soit comme de vrais changements soit comme de simples variations, selon le but poursuivi.
Le vrai changement suppose la persévérance qui est le contraire de la persévération. Celle-ci consiste à répéter les mêmes gestes et les mêmes mots d’une manière plus ou moins inconsciente. Cette répétition automatique engendre la routine qui entrave la liberté en ankylosant les articulations spirituelles. La persévérance est aussi répétition, mais une répétition consciente et finalisée qui engendre l’habitude. Celle-ci, à l’opposé de la routine, sert la liberté en assouplissant les mécanismes intérieurs. Alors que la routine bloque la direction, l’habitude la mobilise et favorise ainsi les dépassements et les virages. Psychologiquement saines, les habitudes peuvent être moralement vicieuses ou vertueuses.
La persévérance suppose la régularité qui est très importante dans la vie monastique mais qui est aussi ambiguë. Routinière, elle est déjà une mort virtuelle. Mais habituelle, elle engendre cette fidélité créatrice dont parle Gabriel Marcel et qui ne se mesure pas en nombre d’années. La fidélité n’est pas dans la durée. Elle est dans l’instant et dans l’éternité, simultanément.
Pour être stable à la communauté et au monastère, il faut être stable à soi-même. Celui qui est instable en soi-même est instable dans toutes ses relations. Et pour être stable à soi, il faut être maître de soi, ce qui suppose beaucoup de conditions. Dans les circonstances actuelles, deux d’entre elles me semblent indispensables.
D’abord pour rester stable, je dois rester libre vis-à-vis des opinions mouvantes et pour cela je dois m’en tenir à des doctrines fermes. Une doctrine digne de ce nom est un enseignement solidement fondé et ‘rigoureusement raisonné. Une doctrine chrétienne s’enracine toujours dans l’Ecriture et la saine raison. Les opinions sont des appréciations subjectives, prétendument originales, mais souvent hâtives. De nos jours, avec le matraquage des médias, ce sont souvent les opinions et non les doctrines qui gouvernent le monde, y compris le monde religieux. Que de fois, dans une publication religieuse ou une conférence spirituelle, on ne trouve presque rien de doctrinal, mais seulement une suite d’opinions souvent très dans le vent et fort séduisantes, mais pas vraiment convaincantes. C’est aussi décevant qu’un grand verre débordant de mousse avec seulement un doigt de bière dans le fond.
Le propre de l’opinion est de varier. En religion comme en politique, ceux qui baignent continuellement dans des t10ts d’opinions prennent souvent, en toute innocence, des options successives totalement opposées, à votre grande surprise. L’Apôtre Paul demandait déjà aux Ephésiens de ne plus vivre comme des enfants ballottés, menés à la dérive, à tout vent de doctrines (Eph 4,14). Entendez: à tout vent d’opinions. Pour changer vraiment, au lieu de varier invariablement, il est fallacieux de continuer à surfer largement et triomphalement au ras des écumes. Il faut faire quelques plongeons. Les lames de fond sont moins sujettes aux variations de la lune que les vagues mousseuses de surface.
Ensuite, pour rester stable, je dois préserver mon autonomie par rapport à l’ambiance environnante. Comment dirai-je? Jusqu’à naguère, je pensais que, pour que je puisse me changer moi-même, il faut que quelque chose à l’extérieur change: structures, habit, rythme, institution, etc. Mais je me suis rendu compte que ce n’est pas vrai. Il m’arrive même, par moment, de constater avec Louis Pauwels que « le plus grand des changements, c’est quand le toujours-pareil, finalement, nous dépayse et nous libère. Sans possession de nous-mêmes, nous croyons que la diversité nous change. Et c’est, mystérieusement, la monotonie qui nous change. Au fond de la monotonie s’allume et se met à briller la lumière de l’être … »
– Ainsi donc, frère, vous comptez vraiment fonder votre stabilité monastique sur votre solidité personnelle?
– Nenni. Pas si bête. Ce serait bâtir sur le sable. Je ne peux fonder ma stabilité que sur la fidélité de Dieu qui jamais ne varie, en changeant perpétuellement. Son changement est persévérance. Le Pseudo-Denys écrit: « Dieu est immuable, immobile de toutes manières, ne cessant d’être Soi, malgré son mouvement perpétuel. » Pour persévérer à changer, je dois sans cesse me raccrocher à Dieu, mon Rocher et ma Citadelle inébranlable.
Fr. Jean-Marie Thuat