La grande page d’évangile qu’on vient d’entendre est bien connue, également grâce à l’art des peintres. Rembrandt, le Caravage, et plus près de nous Arcabas ont évoqué avec émerveillement cette présence radieuse de celui qui à table prend au milieu de nous le pain et accomplit la fraction. Tout baigne dans la lumière qui vient de sa face.
Le récit de Luc nous fait faire tout un parcours. Jésus passe au milieu de nous, tel un étranger, traité comme tel : « Ne sais-tu pas ce qui est arrivé ces jours-ci à Jérusalem ? » « Serais-tu le seul étranger à ne pas savoir… ? » – « Quoi donc ? » Il prend le temps de les écouter jusqu’au bout. Ils parlent et parlent et racontent finalement tout l’évangile, depuis la prédication de Jésus en Galilée jusqu’à la visite des femmes au tombeau ce matin même – déjà le troisième jour !
« Quoi donc ? » Deux petits mots désarçonnent. Ils parlent de celui qui est à l’intérieur même de leur souffrance, de leur désarroi, de leur incompréhension, mais ils l’ignorent. N’est-ce pas trop souvent ainsi ? Nous croyons l’Autre absent, étranger, indifférent à nos souffrances alors que toujours il est là, au plus secret de ce que nous vivons, souffrant dans celui qui souffre. Si nous pouvions le croire, combien de situations difficiles à vivre ne se transformeraient pas en lieu d’espoir, de confiance, de renaissance mystérieuse…
Et voilà que l’étranger devient leur compagnon, et de compagnon, il devient l’interprète providentiel de ce qu’ils vivent : il leur ouvre l’esprit et offre la clef qui permet de comprendre cette vie paradoxale du prophète admiré, source d’espérance. « Ne fallait-il pas que le Messie souffre tout cela pour entrer dans sa gloire ? » Il remontera à Isaïe, à David, à Moïse et reparcourant toutes les Ecritures, il confirme cette seule pensée : selon Dieu le Christ-Messie est appelé à traverser l’abîme des souffrances et de la mort pour ressusciter le troisième jour et entrer dans la gloire divine.
En l’écoutant, tout brûle en eux !… Ils s’étaient arrêtés, choqués, tristes, en plein désarroi, mais voici que sous sa parole ils se sont remis à marcher, avec feu, avec ardeur, habité du sens qu’offre les Ecritures, et la salutaire confrontation entre la vie de Jésus et le témoignage des Ecritures. Ils arrivent près de chez eux, à Emmaüs et pressent leur compagnon de route et exégète de leur douleur à entrer ! Il devient maintenant leur hôte et commensal, on l’invite à table.
Eh ! voilà qu’il prend lui-même le pain… Un ami Libanais disait, lors d’un partage d’évangile : « Un hôte ne fait jamais ce geste-là ! C’est le maître de maison qui l’accomplit ». Jésus, étranger, compagnon, hôte, devient ici le maître et seigneur de la maison. Ils en sont ébahis. Ils le reconnaissent alors même qu’il disparaît de leur vue. Le texte avait dit : « Il entra chez eux pour y demeurer ». Une fois pleinement reconnu, il continue sa présence, il « demeure » encore et encore, car, tout feu tout flammes, ils repartent de plus belle et vont revoir la communauté des frères qui de leur part confirment leur expérience ! « Il est vraiment ressuscité, il est apparu à Simon » !
Tous les récits d’apparition du ressuscité sont des drames qui se jouent autour du mystère de présence-absence. Le présent est d’abord méconnu, confondu, puis reconnu dans la joie, une joie telle qu’il peut même disparaître sans qu’on perde le sens de sa très haute présence. La tristesse est comme chassée pour de bon, la joie règne, le souvenir nourrit le présent, le pain partagé prolonge la communion. Cette grande page de Luc offre un miroir parfait de notre assemble dominicale, notamment en ce temps pascal. Avec une liturgie de la parole, suivie du rite de la fraction du pain en son Nom.
Respirons ce climat et partageons-le. Ayons le cœur brûlant, nos yeux ardents, remplis de l’éclat de sa face, notre bouche remplie d’un évangile de la joie, nos mains disposées à servir et partager, nos pieds alertes pour aller par le monde entier, offrir en son Nom une paix qui circule d’homme à homme. Ainsi soit-il !
Fr. Benoît Standaert
Lectures de la messe :
Ac 2, 14.22b-33
Ps 15
1 P 1, 17-21
Lc 24, 13-35