Nous voici déjà presque en novembre, les nuits s’allongent, même si, avec l’arrivée de l’heure d’hiver, nous avons l’illusion que les matins sont un peu plus clairs. Le temps liturgique lui aussi prend une couleur nouvelle, une saveur différente, celle d’une invitation à un travail plus intérieur. Les jardins entrent dans leur sommeil d’hiver, le frère Beto a effectué les dernières récoltes de potirons, a nettoyé dans le cloître les dernières fleurs qui avaient réjoui le mois d’octobre, et préparé le petit parterre derrière la fenêtre de la nouvelle annexe de la cuisine. Quelques fleurettes plus audacieuses ont alors profité d’un hausse inattendue de la température, pour nous offrir une petite note de couleur rouge, un petit signe d’espérance avant la grande nuit hivernale.
La symbolique biblique divise la nuit en trois grandes veilles : la première, avant minuit ; la seconde, au milieu de la nuit et la troisième, annonciatrice de l’aube et du nouveau matin. Chacune a sa particularité, que nous retrouvons dans la disposition de l’année liturgique que notre Eglise nous propose. La première veille, c’est maintenant, le chemin qui se profile, de dimanche en dimanche jusqu’à la fête du Christ-Roi. La seconde, c’est le temps de l’Avent, la préparation silencieuse et discrète de la naissance tant attendue de Jésus, prince d’un temps nouveau, qui vient manifester, comme le dit un très vieux texte chrétien, « les lois extraordinaires et vraiment paradoxales de (sa) république spirituelle[1]. » La troisième veille commence au soir de Noël, lorsque peu à peu, les jours recommencent à s’allonger. Traditionnellement, dans le monde juif où Jésus a vécu, ce moment s’appelle la « garde du matin », c’est le temps de la miséricorde.
Nous entamons donc la première veille, qui nous mène à la fête du Christ-Roi et au début de l’Avent. S’ouvre devant nos pas un chemin d’introspection, chemin de retrouvailles avec soi-même et aussi avec le Dieu de l’Alliance que Jésus nous rend présent d’une façon plus pressante, plus urgente, tandis que l’année liturgique entre dans sa dernière étape. La tradition juive, encore elle, connaît bien cela, mais situe ce moment de travail intérieur à un autre endroit de son calendrier. Cela prend place lors du mois dont le nom en hébreu se dit « Eloul », un anagramme éclairant le sens de ce qui se vit là : non pas l’examen de conscience afin de voir si on est en règle avec un Dieu sévère qui nous attendrait au tournant pour nous punir comme il convient, mais bien au contraire, comme le retour à une présence amoureuse que le temps avait peut être légèrement affaiblie. En effet, les quatre lettre du mot « Eloul » sont les initiales d’un célèbre verset du Cantique des cantiques : « Je suis à mon bien-aimé et mon bien aimé est à moi. »
Regardons cela d’un peu plus près. Aujourd’hui, les lectures nous invitent à revenir au cœur, à toucher ce qui vibre au centre du projet de notre Dieu, à la source même de ce qui fait vivre notre univers et lui donne, malgré tant d’apparences négatives, son sens et sa valeur de « porte d’éternité », comme le dit le psaume 23. Les deux grands commandements que cite Jésus, sont comme la clef de lecture de toute l’œuvre créatrice de notre Dieu, de ce Père plein d’amour qui fait de nous, si imparfaits que nous soyons, ses enfants. Et le livre de l’Exode nous a montré comment procède notre Dieu, comment il met en route cette Alliance à laquelle il nous invite : c’est le plus petit, le plus faible et le plus rejeté qui bénéficie par priorité de son attention et de sa compassion. Notre Dieu commence toujours par ce qui est en bas, pas par ce qui est en haut.
Nous savons maintenant la direction que prend le chemin. Dimanche prochain, on nous invitera à affronter une question cruciale, essentielle pour tout cet édifice spirituel qui peu à peu s’élabore : comment passer d’une religion extérieure à une religion intérieure ? Comment construire une vraie relation avec ce Dieu dont le prophète Malachie nous dira : « N’avons-nous pas tous un seul Père ? » Matthieu ajoutera : « vous êtes tous frères et vous n’avez qu’un seul maître, le Christ. » En hébreu, un maître, c’est celui qui enseigne, bien sûr, mais aussi celui qui porte, le socle qui fait que tout l’édifice tient debout. Ces socles sont des pièces indispensables au montage de la fameuse « tente de la rencontre », la demeure où Dieu vient séjourner près de son peuple lors de la traversée du désert. Jésus, notre maître, notre éveilleur, est aussi le socle de notre tente intérieure, au gré des pérégrinations au milieu de nos déserts, sur le chemin de la terre de la promesse.
Puis on nous invitera à la noce du Bien-aimé, en compagnie de dix jeunes filles dont cinq sont prévoyantes, et cinq plutôt distraites. Un appel à la vigilance, certainement, mais aussi une réflexion sur la lumière, puisque l’huile doit servir à alimenter les lampes pour éclairer la fête. La lumière, c’est la Parole de notre Dieu, qui illumine le cœur de toute personne qui lui fait confiance, et met au cœur de notre monde si obscur parfois, un petite lueur d’espérance.
Encore un dimanche : ce sera celui de la parabole des talents. Appel à la confiance, appel à l’ouverture et au risque. Allons-nous tenter l’aventure, croirons-nous en notre capacité d’invention pour valoriser notre talent ? Le maître de la parabole fait confiance et s’appuie sur l’initiative de ceux à qui il a confié sa fortune. Il ne leur dit pas comment faire. Relation mystérieuse où Dieu s’efface pour laisser le champ libre à tous les possibles. J’ai trouvé à ce propos une jolie citation de Pauline Bebe, dans son dernier livre : « Lorsque deux êtres se répondent dans une créativité, chacun à l’écoute de l’autre, comme deux instruments de musique qui dialoguent, les possibles sont infinis ![2] »
Nous voici au bout du chemin : le dimanche du Christ-Roi, dernier dimanche de l’année liturgique. C’est la figure du berger qui apparaît dans toutes les lectures. Mais c’est aussi le thème du jugement. Un mot bien difficile, que celui-là ! Il n’est pas à comprendre comme le processus administratif par lequel un juge se demande à quelle sauce il peut nous manger, mais au contraire, comme un enseignement où se révèle le chemin qui fait grandir la vie et l’ouvre à sa dimension d’éternité. Nous revenons en quelque sorte à ce que les lectures de ce dernier dimanche d’octobre nous ont donné à contempler : ce Dieu qui aime l’immigré, la veuve, l’orphelin, le pauvre, c’est le berger dont nous parlera Ezékiel, qui cherche la brebis perdue, qui ramènera l’égarée, pansera la blessée et rendra des forces à la malade.
Voilà le Royaume que le Père nous prépare depuis la fondation du monde. Le lieu d’une inventivité neuve, le royaume de la miséricorde et de la fête. Que le Dieu de tous les possibles ouvre nos cœurs à sa liberté et à sa joie.
[1] A Diognète, édition critique, traduction par H.I. Marrou, Sources Chrétiennes, Cerf, Paris 1951. Page 63. Texte complet des chapitres V et VI en annexe.
[2] L’Autre, cet infini, Catherine Bensaïd et Pauline Bebe. Pocket, Robert Laffont, Paris 2013. Page 81.
Fr. Étienne Demoulin
Lectures de la messe :
Ex 22, 20-26
Ps 17 (18)
1 Th 1, 5c-10
Mt 22, 34-40