On se fait souvent de Jésus une image qui insiste sur certains aspects de ce que le Nouveau Testament nous en dit, laissant dans l’ombre d’autres éléments, peut-être parce qu’ils nous rebutent et qu’on préfère les mettre à distance. Comment accueillons-nous, par exemple, toutes les paroles où il est question du jugement dernier et du châtiment qui attend ceux qui font le mal –comme le dit Jésus lui-même : « là, il y aura des pleurs et des grincements de dents » ? Il faut bien dire que cela cadre mal avec des représentations que nous véhiculons encore fréquemment, celles d’un Jésus gentil et compatissant, opposé à un Dieu dur et sévère, identifié volontiers à celui de l’Ancien Testament. Précisément, dans les textes que nous venons d’entendre, c’est le livre de la Sagesse, donc l’Ancien Testament, qui nous offre cette belle expression : « Le juste doit être humain. », tandis que l’évangile nous montre la fournaise dans laquelle seront jetés ceux qui sont taxés de « fils du Mauvais ». Bien sûr, « les justes resplendiront », ajoute-t-on. Mais un Dieu d’amour peut-il si catégoriquement envoyer au feu les fameux « fils du Mauvais », qui, malgré tout, sont tout de même, eux aussi, ses enfants, comme l’est chaque personne humaine ?
Tout cela pour dire que nous devons être prudents. Ne jugeons pas trop vite de ce qui est bon ou mauvais, pour condamner d’un côté et justifier de l’autre. C’est trop facile et cela nous empêche de voir les enjeux qui soutiennent tel ou tel type de discours. Je voudrais bien essayer d’y voir plus clair.
La question –voire l’obsession- du jugement dernier habite l’Occident depuis bien longtemps. Il suffit de regarder les tympans de tant d’églises romanes et gothiques pour s’en convaincre. Toutefois, on peut se demander si la conception qu’en avaient les gens à ces époques anciennes, correspondait bien à ce qu’on peut trouver dans la Bible, Ancien et Nouveau Testaments confondus. Ces représentations inquiétantes cachent sans doute un désir d’exorciser des peurs, ou bien, comme l’a fait remarquer l’historien Jean Delumeau, de donner sens à un traumatisme collectif, comme une épidémie ravageuse ou des invasions guerrières, chassant sur les routes d’innombrables victimes et des cortèges de fuyards. Le portrait qui s’en dégage est celui d’un Dieu redoutable, lointain, volontiers répressif, vengeur, objet de crainte plus que d’amour, à la vindicte duquel il est vain de vouloir échapper. Un Dieu juste, dans le sens d’une mécanique impitoyable, à l’image d’un système judiciaire indifférent à l’humain et volontiers cruel.
Toutefois, on constate aussi que ces vieilles et belles sculptures expriment une série de revendications sociales ainsi qu’une mise en question des piliers de la société féodale et des situations privilégiées dont certains bénéficiaient et dont beaucoup étaient exclus. Voilà la vraie justice : que tous soient traités sur un pied d’égalité ! Cet appel n’est pas une invention de la révolution française, mais la lame de fond qui traverse toutes les crises que connaîtra l’Occident depuis le Xe siècle.
Enfin, les grandes figures spirituelles du Moyen-âge –et il n’en manque pas !- valorisent l’expérience d’un Dieu d’amour et de pardon, un Dieu de lumière et de joie, un Dieu sensible et proche, un Dieu encourageant, qui comprend la souffrance de l’homme pour l’avoir subie lui-même, qui répare et guérit, qui redresse et qui remet debout.
Nous nous trouvons donc devant un tableau complexe, apaisant d’un côté, angoissant de l’autre, optimiste et encourageant d’un côté, et de l’autre, pessimiste et fataliste, opposant bonté et pardon, à justice et à rigueur, interprétant la loi en terme de règlement dans le cadre d’un univers mental qui saisira tout en termes de récompense et de punition.
Mais cette lecture typiquement occidentale, où justice et amour ont tendance à s’exclure mutuellement, ne s’accorde pas bien au message biblique, qui révèle une sensibilité différente.
Pour les rédacteurs de notre Bible, tout trouve sa source dans l’expérience d’un Dieu de vie, d’un Dieu de libération, d’une Transcendance qui humanise et donne un espace pour exister, au contraire des idoles qui écrasent et rendent esclaves ceux qui s’inclinent devant elles. Et la loi, la justice, est une expression de ce Dieu-là ! La vraie justice, c’est la capacité d’accueillir sans discriminer, de trouver pour chacun la juste place dans la construction de la société, c’est le refus catégorique d’exclure qui que ce soit. On parlera bien de justice rigoureuse, mais il est clairement dit à son propos qu’il s’agit de mettre la rigueur au service de la vie. La justice rigoureuse n’est pas l’application de la loi sans état d’âme. Elle doit plutôt être réparatrice des personnes, du lien social, et, plus profondément, de la relation d’alliance avec Dieu.
La loi est la parole constitutive d’un peuple, d’une communauté humaine. Pour le rédacteur biblique, elle se relie à une source spirituelle, cette expérience primordiale d’un Dieu qui cherche à rassembler tous ses enfants dans un espace où chacun peut se sentir reconnu et aimé, invité également à entrer dans une démarche de responsabilité, car cette communauté d’alliance ne peut exister sans que chacun apprenne à la construire. Cette loi est donc aussi pédagogique, elle nous enseigne les règles du jeu du vivre ensemble et du respect de tous. Une des caractéristique de la loi biblique, est qu’elle commence par les plus faibles, par les personnes qui sont les plus susceptibles d’être marginalisées et d’être mises de côté par le grand mouvement de la société qui s’élabore. On ne commence pas par les plus forts : pour le Dieu de l’Alliance, ce serait tout faire à l’envers. A qui donc la loi s’intéressera-t-elle par priorité ? Les premiers sujets de droit, qui seront-ils ? A qui donnera-t-elle une place dans la communauté qu’elle structure ? A ceux qui sont, dans l’univers antique, les premiers dont on rognera les droits, à ceux qui ont le moins de possibilité de les faire valoir : l’esclave et la femme. Bien souvent, le Dieu de l’Ancien Testament parlera de lui-même comme de celui qui est proche du pauvre, de l’orphelin, de la veuve, de l’étranger. Au psaume 40, on déclarera heureux non seulement celui qui aide la personne malade, mais qui la comprend.
A l’époque de Jésus, cependant, une nouvelle question avait surgi : face au pouvoir colonisateur et dictatorial des grecs tout d’abord, puis ensuite des romains, pourquoi Dieu reste-t-il silencieux, pourquoi admet-il que ceux qui sont entrés avec lui dans un chemin de fidélité et de confiance, souffrent à ce point, soient persécutés comme ils le sont, discriminés et humiliés ? Le fruit de ce questionnement prendra la forme de ce qu’on appellera la littérature apocalyptique. Ces « apocalypses » ainsi que les autres textes qui appartiennent à ce genre littéraire, témoignent de la volonté d’inscrire la souffrance incompréhensible du peuple et ses doutes, dans une perspective historique plus large, ultime, où elle peut malgré tout trouver du sens. C’est le discours des humiliés, des laissés-pour-compte, avec toute sa brutalité et ses jugements à l’emporte-pièce, pour affirmer malgré les apparences que le Dieu de l’Alliance continue d’agir, d’ouvrir un chemin de libération. L’histoire s’inscrit désormais dans une perspective d’éternité, et redit la conviction têtue du peuple de l’Alliance : aux yeux de son Dieu, voilà ce qui a un avenir et voilà ce qui est définitivement promis au néant.
En reprenant les termes et les codes de ce langage très particulier, Jésus se situe lui-même, sans équivoque, du côté de ceux qu’on nommera les perdants de l’histoire. C’est là qu’il incarnera le Dieu de la vie, qui ne cesse d’ouvrir ses bras à tous, certes, mais toujours en commençant par ceux que le monde ignore si volontiers. C’est la grâce de la relation au plus fragile, c’est aussi la grâce de l’accueil de nos propres fragilités. C’est là que notre Dieu a le plus de chance de rendre visible sa lumière, celle qui ne s’éteint jamais, ce monde de lumière où il attend chacun d’entre nous.
Fr. Étienne Demoulin
Lectures de la messe :
Sg 12, 13.16-19
Ps 85
Rm 8, 26-27
Mt 13, 24-43