C’est aujourd’hui la solennité du Christ-Roi. Pourtant, dans nos pays, pour tous les musiciens, professionnels comme amateurs, et même pour beaucoup d’entre eux qui se sont éloignés de la tradition catholique, ce qui compte, on l’aura deviné, c’est la fête de sainte Cécile, au point de ne considérer ce dimanche que comme une occasion propice, sans plus, un jour férié quelconque juste bon à offrir assez de temps libre pour fêter dignement la grande patronne des musiciens. C’est l’occasion pour nous, par ailleurs, de nous unir de manière solidaire à tous les artistes, qui en ces temps de confinement, voient leurs activités arrêtées et se demandent avec angoisse de quoi demain sera fait.
Vous comprendrez donc pourquoi, dans cette homélie, j’aimerais approfondir un élément essentiel du texte biblique dans son ensemble : son caractère oral, ou, mieux encore, sa musicalité. Je pense en effet que les Écritures ne cherchent pas à mettre en évidence ni à expliquer un contenu intellectuel, ni à communiquer un savoir, même religieux, comme pourrait le faire un traité théologique. Elles nous invitent plutôt, selon une belle expression de Martin Buber, à retrouver « le bruissement du discours[i] », à laisser chanter le texte, avec ses inflexions significatives, avec ses obscurités et ses clartés, ses sonorités et ses silences, son rythme qui nous invite à entrer dans la danse, la danse de la Parole de Dieu !
Chanter le texte ? Le laisser me prendre par la main ! Le laisser se révéler en moi, le laisser révéler en moi le Nom dont il est porteur, le Nom sacré qu’il prononce, le Nom sacré qui vient à moi au gré du texte, le Nom sacré que je mets sur mes lèvres et que j’ose proférer, car en hébreu, lire, c’est proférer, appeler, nommer, c’est une rencontre à laquelle je fais place, c’est l’ouverture de l’écrin du texte pour découvrir le joyau qu’il protège, c’est le cri du Nom sacré de Celui qui se cache dans le déroulé des lignes d’écriture : laissera-t-il entrevoir son visage et posera-t-il à nouveau sa question : « Veux-tu de ma Torah ? de ma Bonne Nouvelle ? Veux-tu faire de moi ton roi ? »
Dans la tradition juive, lire un texte, c’est le proférer, lui donner une voix, le transmettre à haute voix : ainsi, Dieu ne dit pas à Josué qu’il ne doit pas détourner ses yeux de la Torah, mais qu’elle ne doit pas quitter ses lèvres.[ii]
De plus, en proférant ainsi le livre, en appelant, au cœur du livre, le Bien-aimé que le livre abrite, nous donnons aussi au Bien-aimé, dans la rencontre, une chance de le laisser nous révéler qui nous sommes, qui est chacun d’entre nous, dans sa singularité, dans l’originalité d’un chant unique, d’une invitation à nulle autre pareille. Non pas pour qu’on le comprenne, ni non plus pour que nous entrions dans une meilleure intelligence de nous-mêmes, mais pour qu’il résonne en nous et déclenche en nous des sonorités nouvelles, qu’il nous ouvre, enfin, à l’harmonie fondamentale de notre être, à la vibration profonde et singulière de notre vie.
Non pas pour qu’on le comprenne, à moins que nous donnions au mot le sens de « le prendre avec nous » sur le chemin que nous empruntons, ou encore : le laisser nous montrer le chemin, le laisser nous prendre pour nous conduire à notre chemin.
Non pas pour qu’on le comprenne, mais pour accueillir le mystère insondable de son altérité éveillante qui, dans son étreinte amoureuse, nous ouvre à nous-mêmes,
– chaque fois qu’on entre dans son chant,
– chaque fois qu’on le laisse chanter en nous,
– chaque fois que sa force poétique peut faire en nous son travail,
– chaque fois que nous abandonnons nos savoirs, nos certitudes,
(comme si nous savions d’avance ce que sa Parole veut dire),
– chaque fois que nous restons à l’écoute de l’inouï, du pas encore dit,
– chaque fois que par le texte, il crée en nous un cœur nouveau.
En guise de conclusion, voici un petit poème tiré du recueil que nous a offert Georgette Fonteyn lors de sa dernière visite :
Et en chemin
J’apaiserai mon désir de savoir
Pour devenir musicien du voyage
Au fond des êtres
Le but est un mystère
Né entre deux soleils
[i] Martin Buber. Une nouvelle traduction de la Bible. Bayard. Paris 2004. Page 25
[ii] Id. Page 33
Fr. Étienne Demoulin
Lectures de la messe :
Ez 34, 11-12.15-17
Ps 22 (23), 1-2ab, 2c-3, 4, 5, 6
Mt 25, 31-46
1 Co 15, 20-26.28