Il y a dans la Bible une importante série de textes qui aborde le problème de l’économie. On pourrait penser que ce vieux livre n’est qu’une compilation d’écrits religieux, qui ne traite que des questions de foi et de morale, au sens étroit, confessionnel, pourrait-on dire, du terme. Mais c’est plutôt un ensemble complexe qui cherche à ouvrir des questions parfois bien délicates, sans nous donner de recettes, nous mettant seulement au défi d’une nouvelle approche.
Je ne prétends donc pas ici apporter de réponses. Laissez-moi seulement vous exprimer quelques idées qui, peut-être, peuvent nourrir la réflexion et la faire avancer.
Tout le livre d’Amos, dont nous avons entendu un petit extrait, est un cri de révolte, de dénonciation, contre une situation d’injustice dont sont victimes les pauvres du pays. Ce texte est d’autant plus fort que sa beauté littéraire et que sa force poétique en font un des joyaux de la littérature prophétique. Mais il s’articule à un vaste ensemble qui, de l’Ancien au Nouveau Testament, touche une question qui est, somme toute, de tous les âges : comment vivre ensemble ? comment constituer un pays, un peuple, où, selon un vieux proverbe, les « gros poissons ne mangent pas les petits » ?
Le livre du Lévitique, que rejoint à sa manière la courte lettre que Paul envoie à Philémon, nous donne une première clef : Avant d’être un pauvre, avant d’être quelqu’un qui manque de ressources et qui ne sait pas entrer dans un rapport de force, avant d’être une sorte d’éternel perdant, n’oublie pas que le pauvre, l’esclave, est ton frère. Il n’est pas d’abord un engrenage dans une belle mécanique, que tu peux faire tourner à ta guise. Il est pour toi un frère. L’hébreu, en général, est une langue qui n’aime pas cataloguer les gens. Le pauvre n’est pas d’abord un élément d’une catégorie sociale, il est une personne, qui vit une souffrance, une impuissance, une incapacité, c’est entendu, mais qui reste avant tout une personne ! Le vocabulaire hébraïque n’identifie pas l’être humain à la situation ou à l’activité qui sont la sienne à tel moment de son histoire.
Le psaume 112, qui a répondu à la lecture du texte d’Amos, nous ouvre une perspective un peu plus audacieuse : on y dit que Dieu assoit le pauvre parmi les princes. En réalité, il fait de lui véritablement un prince. Mais allons encore un peu plus loin. C’est que le mot « prince », en hébreu, connote clairement la notion de générosité. Le vrai prince, c’est celui qui sait donner, et qui, en partageant ce qu’il a, engage également qui il est. En faisant du pauvre un prince parmi les princes de son peuple, notre Dieu lui dit : « toi aussi, tu es en capacité de donner. De toi aussi, quelque chose est attendu. » Notre Dieu n’est pas paternaliste. Le pauvre n’est pas un assisté : il est appelé à devenir un acteur de son histoire, et aussi de la nôtre. En rendant au plus petit cette capacité d’apporter quelque chose généreusement à tous, le Dieu de l’Alliance lui confère toute sa dignité, toute sa place dans la communauté humaine.
Bien. Nous voilà maintenant devant une des plus étranges paraboles de Jésus. Sommes-nous invités nous aussi à faire l’éloge des gens malhonnêtes ? Certaines mauvaises langues ajouteront que si c’est bien de cela dont il s’agit, on ne risque pas de manquer de boulot …
Je voudrais attirer votre attention sur ce que dit Jésus en conclusion de la petite histoire qu’il nous a racontée : « Faites-vous des amis. » Commençons par là. Jésus ne dit pas : « Faites-vous des complices. » Le gérant malhonnête a été capable de créer un réseau sur lequel il pourra compter aux moments difficiles. Soit. Mais ici, en utilisant le terme « ami », est-ce que Jésus ne nous fait pas sortir du monde de ces solidarités économiques grâce auxquelles le gérant arrivera à survivre ? Pour le dire autrement : quelle âme mettons-nous dans notre fonctionnement économique ?
La proposition de Jésus est astucieuse. L’amitié n’est pas là pour aider à s’en sortir économiquement. L’amitié se révèle précisément quand l’argent n’est plus là, quand l’économique a fait faillite. Jésus nous offre ici peut-être la plus belle des définitions de l’ami : il est celui qui nous accueille dans les demeures éternelles. En hébreu, on dirait : les demeures de ce qui est éternel, là où habite ce qui est éternel. L’ami nous ouvre l’accès à ce lieu de nous-mêmes où se révèle ce qu’il y a en nous d’unique, ce qui en nous n’est plus soumis aux contraintes de temps et de lieu. Allons encore plus loin : L’ami est celui qui rend accessible le lieu de nous-mêmes où Dieu vient nous donner vie, où Dieu nous fait naître en tant que porteur d’une âme nouvelle, où Dieu nous offre tout ce qu’il a, tout ce qu’il est, où il nous offre son Fils, son verbe de vie, sans le garder pour lui, nous faisant ainsi cadeau de tout ce qui a de la valeur à ses yeux, nous faisant connaître la joie qu’il a de se donner, selon ce que j’ai retenu d’une belle homélie de notre frère François.
C’est cela que nous dit la lettre à Timothée. Jésus n’a pas apporté des objets ni des solutions, il est venu se donner lui-même. Le cadeau de notre Dieu, celui que nous nommons « Père », c’est le Fils en lui-même, qui devient notre chemin de vie et de liberté, en qui nous naissons nous-mêmes en tant que fils et filles de Dieu. Il est par excellence l’ami qui nous accueille dans la maison d’éternité, et qui fait de chacun d’entre nous, je crois, au cœur de ce monde, la demeure de ce qui est éternel.
Fr. Étienne Demoulin
Lectures de la messe :
Am 8, 4-7
Ps 112 (113), 1-2, 5-6, 7-8
1 Tm 2, 1-8
Lc 16, 1-13