Chers frères et sœurs,
Nous voici devant un édifice aux multiples entrées. Au seuil de la liturgie de la Parole, nous nous tenons devant le portique principal, l’énorme thème de la souffrance, présenté par Isaïe en ces quelques mots: » Broyé par la souffrance… » Quelle place et quel sens donner ou trouver à cet obstacle du vivre ?
Un peu plus loin, la porte latérale est celle du pouvoir: ce moteur qui fait l’histoire et les événements politiques, cet attrait de la domination qui agite les hommes et les peuples depuis la nuit des temps. Apparemment, les apôtres n’y échappent pas, et nous ? Comment nous situons-nous dans les petits jeux de pouvoir du quotidien ?
Autre clef de compréhension encore, celle du service, puisque l’homme souffrant de la première lecture est d’emblée appelé » serviteur », et que Jésus, à la fin de notre évangile, semble présenter cette attitude comme un idéal. Pourtant, allons-nous spontanément voir dans cette option de comportement une promotion et un but à atteindre ?
Mais j’aperçois encore une petite porte discrète dans la façade du texte, celle de l’illusion, représentée par la demande de Jacques et de Jean: » Accorde-nous de siéger, l’un à ta droite et l’autre à ta gauche, dans ta gloire. » Cela est sans doute très louable de vouloir vivre aux côtés de Jésus pour toujours…
Mais le mot « siéger » nous fait penser qu’ils perçoivent cela comme un placement, dans tous les sens du mot, une tentation de s’installer comme à la transfiguration: » Faisons trois tentes… » tentation de se figer dans une sorte d’éternité à côté de la vie, où l’on peut goûter sa réussite et un repos bien mérité.
N’y-a-t-il pas là somnolence de l’illusion d’un monde qui serait entièrement bon et le croire possible; ou la torpeur d’une solution d’un au-delà où tout serait définitivement réglé ? Cela peut aussi évoquer l’image du spirituel comme d’un paradis où il n’y a plus d’effort à fournir et où l’on s’ennuie en caressant de temps en temps dans l’éternité les cordes d’une harpe.
Or, ce que Jésus nous apporte n’est pas une éternité du vivotement, mais une voie pour exister pleinement en tant qu’homme en alliance avec Dieu dans ce monde-ci et dans notre temps.
» Vous ne savez pas ce que vous demandez. » Jésus ramène ses apôtres devant la gravité du réel avec ses souffrances: la coupe à boire et le baptême dans lequel il va être plongé.
Ensuite, il a l’air de se démarquer d’une idée de maîtrise ou d’intérêt sur le monde à venir: » … il ne m’appartient pas de l’accorder. »
L’éternité à côté de la vie n’intéresse pas Jésus. Pour lui, la relation au Père ne l’entraîne pas dans un repli de l’existence, mais plutôt dans le choix libre de répondre, d’être responsable, d’accepter le monde avec ses résistances, de traverser les souffrances inévitables et de leur donner sens par le témoignage d’un Dieu qui se fait serviteur.
Il est bien le grand prêtre qui nous conduit à Dieu, mais pas par le rêve ou l’illusion. Il ouvre les cieux parce qu’il a accepté nos faiblesses et a connu nos épreuves, et non pour nous en dispenser.
Ainsi, pour celui qui traverse la souffrance en tenant la main du Père, même si le contact au point critique se fait à peine perceptible, le poids de ce qui fait mal s’ouvre sur une lumière. Ce qui est éprouvé devient don de sa vie et imitation de Dieu par le service.
Rêver, supporter, servir. Ces trois mots pourraient résumer l’itinéraire de ce jour: renoncer aux rêves des mondes virtuels, du confort, des habitudes et des impasses existentielles, pour apprendre à supporter le réel et y trouver un sens, dans la relation à Dieu, en offrant sa vie en service…
Finalement, cette prière que j’essayais de dire chaque jour dans ma jeunesse résume assez bien les choses: » Apprends-nous, Seigneur, à donner notre vie au lieu de la rêver… »
Fr. Renaud Thon
Lectures de la messe :
Is 53, 10-11
Ps 32 (33), 4-5, 18-19, 20.22
He 4, 14-16
Mc 10, 35-45