Ne trouvez-vous pas que l’évangile de ce jour est quelque peu énigmatique ? En lisant ce texte, une foule de questions me viennent à l’esprit, sans qu’aucune réponse définitive ne se profile à l’horizon, qui permettraient d’éclairer ma lanterne et de me convaincre que j’ai bien compris ce que Jésus a voulu me dire.
Ainsi, il nous est demandé de choisir la porte étroite. Mais, au fond, qu’est-ce qu’une porte étroite ? Et si elle est étroite pour moi, même si mon tour de taille n’est pas si développé – mais soit, je ne suis pas non plus l’homme le plus maigre du monde, inutile de le cacher-, un autre cependant la trouvera sûrement encore trop large pour lui. Le texte ne précise pas la dimension d’une porte étroite : c’est à nous de mesurer ce qui est trop exigu ou suffisamment spacieux. Et comme notre évangile ne nous montre aucune autre porte pour que nous puissions faire la différence, nous sommes bien obligés de déterminer par nous-mêmes ce qui est étroit ou large.
Je retrouve dans ma mémoire quelques portes étroites qui m’ont donné à penser. La première se trouve à Bethlehem, en terre sainte. Il s’agit de l’entrée de la vénérable et magnifique basilique de la nativité. Au lieu d’un vaste et majestueux portail, digne de ce grand monument, on est obligé de passer par un tout petit passage, presque une embrasure. L’impression est très forte. Pour pénétrer dans le sanctuaire où l’on fait mémoire de l’humilité d’un Dieu qui est venu à notre rencontre en se faisant tout petit, il faut à son tour s’abaisser, se diminuer en quelque sorte. Les chevaliers du Moyen-âge devaient laisser dehors leurs chevaux et tout leur harnachement, symbole de leur puissance militaire et de leur prestige, pour rejoindre sans armes ce Dieu qui vient à eux sans armes, lui aussi.
Il y a deux ans, j’ai eu la chance de visiter la belle cathédrale de Troyes. Le portail principal n’est pas vraiment étroit, je m’empresse de le préciser. Mais le génial architecte qui l’a dessiné a remplacé le linteau habituel par un arc surbaissé, de telle sorte que le pèlerin qui s’approche se sent irrésistiblement obligé d’incliner la tête. Il entre alors dans la nef lumineuse et poursuit son chemin d’initiation jusqu’à l’abside où l’attend un curieux vitrail représentant le Christ enlevant le cierge que le pèlerin tenait en main. Les certitudes par lesquelles nous nous éclairons nous-mêmes, les sécurités qui nous ont permis d’avancer jusqu’au seuil du mystère, les interprétations et les images que nous avons la tentation de transformer en absolu, Jésus nous les prend des mains. C’est lui qui vient désormais, comme il est et non plus comme nous voudrions qu’il soit. C’est lui en personne qui se tient face à nous et nous prend par la main au bout de ce curieux pèlerinage où nous avons baissé la tête, pour qu’il vienne nous redresser, nous qui avons tout remis entre ses mains aimantes.
Une autre porte m’a encore fort étonné. Il s’agit du portail de l’église de Solignac, que les stavelotains connaissent bien. Après avoir passé l’entrée de cette belle et massive construction romane, tout d’un coup on se trouve au sommet d’un escalier qu’il faut… descendre ( !) pour atteindre le sol de la nef. On ne peut donc s’avancer dans le sanctuaire sans avoir effectué une sorte d’abaissement, qui amène au plus profond de soi-même, temple vivant que le temple de pierre force à rejoindre, intériorité fondamentale où le Christ peut rencontrer et illuminer celui qui s’y est ainsi enfoncé, matrice aussi qui donne le jour à un être nouveau, dont la sobre nef à coupoles est le maternel symbole.
Une dernière porte me vient à l’esprit. C’est le père Benoît Standaert qui m’en a donné le secret. Elle est dans l’évangile, cette fois, et ne se présente pas comme une porte, mais comme un passage au comble de l’étroitesse. C’est la comparaison que Jésus propose, du chameau passant par le trou de l’aiguille. Notez que le contraste aurait été encore plus spectaculaire s’il avait été question d’un éléphant plutôt que d’un chameau. Mais Benoît Standaert fait remarquer que le sens hébreu du mot « chameau » permet d’éclairer cette petite parabole en lui donnant une ouverture inédite. Voyons cela. En hébreu, « chameau » se dit « gamal » (גמל ). La racine de ce mot a pour sens : procurer ce qu’il faut pour le voyage, faire mûrir, sevrer. C’est un mot qui parle de générosité. Mais que vient faire ici le trou de l’aiguille ? Eh bien, c’est la limite ! C’est ce que Gandhi appelait « la force d’âme », c’est la capacité de se retirer pour ne pas être envahissant, c’est l’image de ce que la spiritualité juive appelle « l’attribut de justice », en d’autres termes, la logique de vie qui donne à l’autre une place, sa place. C’est la logique de vie qui chérit l’autre dans son altérité, si inconfortable puisse-t-elle être à certains moments. C’est le geste divin que l’hébreu appelle « tsimtsoum » (צימצום ), par lequel Dieu effectue un retrait afin que l’être humain trouve son propre espace pour exister. C’est l’image d’un Dieu modeste et discret, heureux de voir que ses enfants risquent leur propre chemin. C’est enfin le cadeau de notre liberté, qui se propose paradoxalement lorsqu’on accepte de ne pas être tout.
Dans tous ces exemples, la porte apparaît comme le lieu d’une métamorphose, d’une transformation cruciale et d’une découverte essentielle. Nous y laissons nos absolus, pour entrer dans l’infini du mystère qui seul peut nous offrir ce que nous sommes. Désormais, nous cessons d’être les maîtres du jeu : un Autre nous connaît, nous ouvre à notre vraie dimension, nous donne notre vie et trouve sa joie dans notre existence. Il nous invite dans sa demeure : accepterons-nous de franchir la porte et de partager avec lui le thé à la menthe brûlant et parfumé de son orientale hospitalité ?
Fr. Étienne Demoulin
Lectures de la messe :
Jr 38, 4-6.8-10
Ps 39 (40), 2, 3, 4, 18
He 12, 1-4
Lc 12, 49-53