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La parabole que Jésus nous raconte aujourd’hui est sans doute une des plus connues, et certainement une des plus scandaleuses, si pas la plus provocatrice de sa collection. Je n’aimerais pas être à la place d’un propriétaire d’usine qui se permet de proclamer à ses ouvriers, comme ça, qu’ils n’ont rien à dire quant au salaire qu’on estime correct de leur payer, en ajoutant : « J’ai le droit de faire ce que je veux de mon bien », comprenez : « J’ai le droit de vous payer comme moi, je veux, et si ce n’est pas juste, qu’est-ce que ça peut bien me faire ? » On croirait entendre un des grands patrons de la révolution industrielle du XIXe siècle, ou, plus proche de nous, quelqu’un comme Donald Trump, dont l’empathie n’est pas, me semble-t-il, la qualité principale. Qui est le Dieu de Jésus ? Un Dieu arbitraire, violent, tout-puissant, qui peut tout se permettre et devant qui l’être humain n’a qu’à se faire petit et s’écraser ? Ai-je bien compris ?

Face à cette étrange parabole, le texte du prophète Isaïe pose la rencontre de Dieu sous une lumière beaucoup plus encourageante : un Dieu à la recherche de l’homme, qui veut se laisser trouver, qui veut ouvrir de nouveaux chemins de vie. Cela me force à questionner à nouveau la parabole : quelle en est la logique ? Que cache-t-elle ? Quelle question fondamentale vient-elle nous proposer ?

Ne pourrions-nous pas y voir la contestation radicale d’une réduction de l’humain à un certain type de fonctionnement ? Jésus ne veut-il pas opérer un déplacement, nous invitant à regarder la personne d’une autre manière ? Nous ne sommes pas uniquement les rouages d’un système où l’économique domine tout, et où la justice se limite à une distribution proportionnée des biens, même si cela reste important, cela va de soi.

Bien sûr, il serait profondément malhonnête d’utiliser cette parabole pour contester les justes revendications des plus pauvres, au nom d’un système économique qu’on pourrait légitimer en prétendant que Dieu l’a voulu comme ça. Jésus n’enseigne jamais la résignation, et n’invite pas les plus faibles à supporter leur souffrance et à accepter l’injustice sans réagir, sous prétexte que plus tard, ils seront récompensés. Nous devons nous battre pour que tous, à partir des plus petits et des plus faibles, puissent disposer de ce qui est nécessaire pour construire une vie digne. Nous sommes appelés à être porteurs de salut, c’est-à -dire, selon le mot hébreu qu’on traduit un peu mécaniquement par « salut », et qui forme le nom de Jésus : faire en sorte que tous puissent trouver leur espace pour exister.

La parabole, à mon avis, nous mène donc plus loin. Elle nous fait sortir d’une logique du mérite. Elle met en lumière une dimension de l’humain qui échappe à l’économique et au fonctionnel. Elle pose la question de la valeur de toute personne : se réduit-elle à une question d’argent ? Chacun d’entre nous n’est-il pas, finalement, sans prix ? Pourrait-on tout acheter ? Comme dirait ce magnifique verset du Cantique des cantiques : « Celui qui donnerait toute la fortune de sa maison pour acheter l’amour, on ne pourrait que le mépriser. »

Comment transcender l’économique ? Ce que vaut quelqu’un ne dépend pas de son bon fonctionnement ni de sa capacité à produire de la richesse. Dans un monde où tout se marchande, même le non-marchand qui est obligé à son tour de produire et de faire du bénéfice (financier, bien entendu) et où on nous répète partout que, par exemple, pour trouver de l’emploi, il faut savoir se vendre, dans un monde où pour avoir le sentiment d’exister, il faut se croire utile, dans un pareil monde, où s’est donc égaré l’humain, où a-t-on pu le mettre et le cacher ?

Que de gens sont « inutiles », mais sans eux, sans l’écoute même silencieuse de leur humble interpellation : « Ne m’aimerez-vous pas ? » sans leur regard, est-ce que notre monde ne perdrait pas son âme ? Retraduisons la parabole : « N’ai-je pas le droit de donner une âme même à celui qui n’arrive qu’à la fin du jour ? N’est-il pas, lui aussi, sans prix ? »

Fr. Étienne Demoulin

Lectures de la messe :
Is 55, 6-9
Ps 144 (145), 2-3, 8-9, 17-18
Ph 1, 20c-24.27a
Mt 20, 1-16

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