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Figurez-vous que je viens d’achever la lecture de deux livres qu’on m’a prêtés, et qui tous deux m’ont invité à me mettre à mon tour à l’écoute du si vieux et si actuel (éternel, suis-je tenté de dire) livre de Job. Il s’agit de l’ouvrage d’Elie Wiesel et de Josy Eisenberg : « Job, ou Dieu dans la tempête[1] », et de celui de Marion Muller-Colard : « L’autre Dieu [2]». Je me permets de vous les recommander chaleureusement, et, vous vous en doutez, ils vont conduire ma réflexion d’aujourd’hui.

Un Dieu qui parle dans la tempête, alors qu’on l’a vu parler au prophète Élie dans la brise silencieuse du désert… Mais c’est au cœur de l’ouragan intérieur malmenant Job, que soudain surgit une parole, que brusquement une voix se fait entendre. Le Dieu de Job, c’est un Dieu qui ose s’approcher et se faire l’intime de nos tempêtes, un Dieu qui ne reste pas loin, qui ne reste pas extérieur. C’est bien une voix intérieure, comme le suggère le texte : les amis de Job sont là, debout, à bout de discours, mais Dieu vient parler avec Job comme si ses amis n’étaient plus là.

Dieu fait irruption au cœur du tourbillon dans lequel Job est sur le point de se noyer, et cette voix de Dieu va être pour Job comme une nouvelle tempête, qui va à son tour le secouer, le bouleverser de fond en comble. Toutefois cet ouragan divin, c’est la brutalité d’une parole amie qui interpelle et qui questionne, mais sans cesser d’encourager, d’encourager authentiquement, cette fois, car elle a été capable de rejoindre Job là où il est, là où il crie, là où, enfin, il appelle. C’est une parole qui dit combien Dieu aime Job : Dieu et Job sont amis ! Ce que pourra dire alors ce Dieu ami, aura la force de redonner sens à la vie de Job, avec la souffrance qui le brûle et que ses autres amis, en essayant de l’expliquer ou, pire encore, de la justifier, n’ont fait que rendre plus ardente et plus douloureuse encore.

Que fait donc Dieu ? Il fait revenir Job aux premiers moments de la création, il va lui en faire toucher la splendeur, non pas pour distraire Job, le faire échapper à ce qui le ronge, lui changer les idées. Dieu entre en dialogue avec Job. C’est peut-être bien la première fois qu’un vrai dialogue se noue dans toute cette histoire. Sept fils et trois filles lui étaient nés, avec qui le récit ne le fait jamais parler. Tout son univers était celui d’un possédant : sept mille moutons, trois mille chameaux, cinq cents paires de bœufs, cinq cents ânesses et une nombreuse domesticité. Un homme défini par la quantité de ses biens… Sa femme et ses amis : peut-on dire qu’il a connu avec eux un vrai dialogue ? Peut-on dire qu’il a été écouté, qu’on a fait un effort pour le comprendre, pour essayer de se mettre à sa place ?

Dieu emmène Job avec lui, il le transporte au cœur de son projet, il le déplace, littéralement, il l’ouvre à une autre rencontre. Il l’entraîne, pourrait-on dire, dans le mouvement de sa force créatrice. Comme le dit Marion Muller-Colard, il le fait passer du Dieu du contrat à celui de la grâce, à celui des nouvelles naissances, « de la gratuité totale et sans concession qui nous a fait venir au monde[3] », qui « ne restaure pas une situation initiale bancale, mais qui va vers du neuf[4] ». C’est ainsi que Dieu fait visiter à Job les fondements inébranlables de la Création.

Et les images sont extraordinaires ! A rendre jaloux Boticelli, comme l’affirme Josy Eisenberg. Le bébé mer, que Dieu accouche et lange de nuages ! Auriez-vous vu quelque chose d’aussi beau ?

Et puis, Dieu ne s’est pas contenté de créer la mer : il l’a enserrée, enfermée, limitée. Il a mis un terme à sa violence native. Et en effet, Dieu est souvent présenté dans la tradition juive comme celui qui sait arrêter les choses, dire « stop » à telle force de la nature ou à tel élan de l’homme… Et à ses interrogations ! Quelquefois, Dieu dit : « Tais-toi[5], ça suffit, on en reste là ! » Comme si Job, en s’enfonçant dans sa plainte, courait le risque de s’enfermer lui-même dans une prison paradoxale, obsessionnelle, mortifère.

Citons encore Marion Muller-Colard : « Les défenseurs du dogme traduisent systématiquement par « Dieu Tout-Puissant » là où les sages du Talmud invitent à plus grande aventure : Dieu Tout-Opposé-Au-Chaos.   Celui qui arrête l’insolence des flots pour garantir une terre ferme et habitable. Celui qui brisa l’élan de ma plainte en m’invitant à « re-créer », avec lui, une vie puissante aux incalculables échos.[6] »

Le Dieu capable d’arrêter les flots et la furie de la mer, c’est le Dieu de la vie, non pas celui de « l’ordre rétabli », non pas celui des garanties, mais celui d’une création neuve, jamais achevée, celui de la confiance, tout simplement, sans direction précise, absolue.[7]

Au fond, Job est peu à peu entré dans la dynamique que son ami, Dieu, lui a fait découvrir : un engendrement nouveau, un enfantement, une mise au monde autre. En précisant sans doute qu’aucune mise au monde n’est facile. Le Dieu de la vie, celui qui est capable de dire « ça suffit ! » et d’en faire une parole de vie, est entré dans l’existence de Job et lui a fait crier ces mots si fantastiques : « Je te connaissais par ouï-dire, maintenant, mon œil t’a vu. » Il a laissé là la peau morte d’un Dieu imaginaire, celui de son angoisse et de la sécurité de ses enclos[8], pour rencontrer le sourire du Dieu de la consolation. Ce seront d’ailleurs ses dernières paroles, lorsqu’il ajoute : « je me repens sur la poussière et la cendre », selon les traductions de nos bibles. Mais Josy Eisenberg et Elie Wiesel, encore une fois, réagissent : ne lis pas :  « Je me repens », mais plutôt : « je suis consolé », ce qui est le vrai sens de la racine de ce verbe en hébreu.[9]

En d’autres termes : « J’ai trouvé la véritable paix, un nouvel horizon s’ouvre pour moi, la vie fait entendre son appel ».

Et moi, je contemple à présent Jésus, le grand Éveillé, menaçant le vent et disant à la mer : « Silence, tais-toi ! » Et je l’entends dire : « N’avez-vous pas encore la confiance ? Tout simplement, sans direction précise, absolue, pour reprendre la citation de Marion Muller-Colard… et les paroles de Job s’offrent à nouveau : « Mon œil t’a vu, je suis consolé. »

[1] Elie Wiesel et Josy Eisenberg , Job, ou Dieu dans la tempête. Fayard/Verdier ,1986.
[2] Marion Muller-Colard, L’autre Dieu. Albin Michel. Spiritualités. Paris 2017.
[3] L’autre Dieu. Page 103
[4] L’autre Dieu. Page 101
[5] Job, ou Dieu dans la tempête. Page 369
[6] L’autre Dieu. Pages 104-105
[7] L’autre Dieu. Page 92
[8] L’autre Dieu. Page 89 et page 90
[9] Job, ou Dieu dans la tempête. Page 386

Fr. Étienne Demoulin

Lectures de la messe :
Jb 38, 1.8-11
Ps 106 (107), 21a.22a.24, 25-26a.27b, 28-29, 30-31
2 Co 5, 14-17
Mc 4, 35-41

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