Il y a quinze jours, frère Étienne nous a dit ou rappelé que, dans la tradition de l’Église, la fête de l’Épiphanie célèbre trois événements : la visite des mages à Bethléem, le baptême de Jésus dans les eaux du Jourdain et les noces de Cana. En nous proposant de lire aujourd’hui le troisième épisode, la liturgie nous maintient donc dans l’ambiance de l’Épiphanie, comme si, au début du temps ordinaire, elle ne délaissait qu’à regret le temps de Noël. Elle veille à nous ménager une transition. C’est gentil.
Dans ce récit des noces de Cana, je voudrais m’arrêter à un détail. Au moment où le maître du repas goûte l’eau changée en vin, Jean précise : Il ne savait pas d’où venait ce vin, mais ceux qui servaient le savaient bien, eux qui avaient puisé l’eau. C’est un exemple de ce qu’il est convenu d’appeler l’ironie johannique. L’auteur du quatrième évangile, en effet, affectionne ce procédé, le clin d’œil au lecteur ou à l’auditeur de l’évangile. Car ceux qui servaient ne sont pas seuls à savoir ce que le maître du repas ne sait pas : nous aussi, nous savons d’où vient ce vin. Nous pouvons nous amuser de la surprise du maître du repas et imaginer celle du marié, parce que Jean nous a mis dans la confidence.
Un autre exemple d’ironie johannique se trouve au chapitre 7 de l’évangile, quand les gens se demandent si Jésus n’est pas le Messie attendu. Certains objectent : « Le Christ peut-il venir de Galilée ? L’Écriture ne dit-elle pas que c’est de la descendance de David et de Bethléem, le village de David, que vient le Christ ? » Personne ne les détrompe, Jean n’en dit pas davantage, mais ici encore il sait que nous savons. Non pas cette fois parce qu’il nous a informés – lui-même ne précise nulle part que Jésus est né à Bethléem. Mais à l’époque où il rédige son évangile, il sait bien que tous les chrétiens qui le liront savent où est né Jésus et qu’il n’est pas un vrai Galiléen, même si Joseph a jugé prudent d’aller s’installer à Nazareth. Et Jean devine que nous pourrons sourire des propos des personnes qui ne sont pas au courant.
Il y a quinze jours, en écoutant l’homélie de frère Étienne (qui est ma principale source d’inspiration), j’ai pensé que Jean devait avoir une autre raison, plus sérieuse, de nous dire que le maître du repas ne savait pas d’où venait ce vin, alors que les serviteurs le savaient bien, eux qui avaient puisé l’eau. Ce détail montre que tout s’est passé discrètement. Jésus n’a pas profité de l’aubaine pour attirer l’attention sur lui. Il ne souhaitait d’ailleurs pas intervenir, il estimait que son heure n’était pas venue, il n’a pas cherché à se faire remarquer. Le maître du repas était censé avoir l’œil à tout. Si on a pu lui livrer six cents litres de vin sans qu’il sache d’où ils venaient, c’est que le remplissage des jarres de pierre s’est réalisé dans l’ombre, dans un quelconque vestibule qui échappait aux regards des convives.
Alors, il ne faut pas se méprendre quand l’évangile conclut l’épisode en nous disant de Jésus : Il manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui. Épiphanie veut dire manifestation, mais le mot ne doit pas nous induire en erreur. Aujourd’hui, le mot manifestation évoque surtout la démarche d’une foule qui descend dans la rue et y fait du bruit. Rien de comparable aux noces de Cana. Jean ne nous dit pas que, grâce au miracle, Jésus s’est fait une multitude de disciples, mais au contraire que seuls ses disciples crurent en lui, ceux qui l’accompagnaient déjà quand ils étaient arrivés, avant d’avoir bu. Parmi eux, sans doute, un certain Matthieu qui écrira plus tard à quoi il a reconnu que Jésus était le Serviteur de Dieu annoncé par le prophète : il ne criera pas, on n’entendra pas sa voix sur les places publiques (Matthieu 12,19). Jésus manifeste la gloire de Dieu, il rend visible le Dieu que nul n’a jamais vu, mais la plupart de ceux qu’il croise ne savent pas qu’ils voient Dieu : Jésus est aussi discret que le Dieu qu’il révèle.
Fr. François Dehotte
Lectures de la messe :
Is 62, 1-5
Ps 95 (96), 1-2a, 2b-3, 7-8a, 9a.10ac
1 Co 12, 4-11
Jn 2, 1-11